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Loin des sagas ordinaires respectant la chronologie, l'étonnant roman de la romancière israélienne décédée en décembre 2017 bouleverse les époques avec son héroïne qui feuillète les albums des photos de famille et commente les clichés dans le désordre. Derrière cette activité qui peut sembler légère ou futile, se cache une analyse où une famille devient le modèle réduit de la société juive/israélienne.

 

• D'intrigue, on pourrait dire qu'il n'y en a pas. Je peux donc m'en débarrasser tout de suite : Esther, dix-sept ans, est invitée chez son oncle Cicurel à Douala en 1976 — lui seul a droit au patronyme en tant que chef de tribu ou mâle dominant. Au premier chapitre, on va chercher Esther à l'aéroport. Au dernier, on fête Noël et la nouvelle année avant qu'elle ne reparte. Chaque chapitre s'ouvre sur une photo de famille — ou son absence — datant d'une période très large allant de 1945 à 1985, photo prétexte à un effort de mémoire, à une série d'anecdotes glissées dans des dialogues.

Cette habile déconstruction de l'histoire familiale illustre la diaspora d'une famille juive, les Cicurel, originaires du Caire. Par ce moyen, l'auteure aborde plusieurs thèmes entremêlés : la famille sur quatre générations, leurs zizanies relatives à la culture juive, et jusqu'à la présence des Blancs dans une Afrique noire post-coloniale...

 

• Famille. Le lecteur reconstitue peu à peu le puzzle, apprenant progressivement à inventorier et situer les membres de la famille Cicurel par rapport à « la nièce ». Inès, la mère d'Esther, vit généralement séparée d'un mari dispersé entre projets et métiers jamais durables. Esther a des oncles et des tantes puisque sa grand-mère maternelle Nonna Fortunée a eu une nombreuse descendance. Au début du règne de Nasser, la famille — qui parle arabe et français — a dû quitter l'Egypte pour Israël, où l'oncle Moïse l'avait précédée en participant à la fondation d'un kibboutz. Le grand-père Jaco qui s'était ruiné au jeu et qui n'aimait pas les voyages était mort, lui, juste avant leur départ. L'oncle Cicurel, prénommé Jaco lui aussi, n'avait pas voulu s'installer en Israël et avait donc préféré « éviter l'Europe, l'épouvante qu'elle inspirait » et tenter sa chance en Afrique, un temps suivi par l'inconstant oncle Edouard. Dans les années soixante, l'oncle Cicurel a bâti une fortune comme armateur, propriétaire de chalutiers au port de Douala. Grande villa, avec piscine et serviteurs : c'est là qu'il reçoit sa nièce. C'est là aussi que vit Erwan, le beau-fils, abandonné par son épouse française : un beau parti réservé à Esther ?

 

• Diaspora. On a donc une famille juive déracinée du Caire — sans parler d'autres origines méditerranéennes — et principalement installée en Israël, contrastant avec un nouveau riche expatrié au Cameroun, tandis que Nadine, la tante d'Esther côté paternel, vit à New York, et d'autres encore jusqu'en Australie — « les cochons ». Voyageant comme un globe-trotter, Marcelle, autre fille de Nonna, a épousé un juif polonais rescapé du génocide et qui recherche de part le monde les Lehmann (son patronyme) ; il est le seul ashkénaze au milieu des « orientaux » comme se définit l'oncle Cicurel qui use des vocables français, ignorant apparemment l'hébreu que sa nièce utilise pour son journal. En arrière-plan la division de la société israélienne est patente : c'est toute l'histoire de l'oncle Moïse qui, jadis militant sioniste, claque la porte du kibboutz. C'est plus encore les propos de Robert le père d'Esther attaquant dans la presse l'élite ashkénaze accusée de racisme envers les sépharades jugés trop proches des Arabes dont ils parlaient la langue.

 

• Sionisme. Le grand-père Jaco « haïssait par-dessus tout le sionisme, le considérait comme le principal ennemi. Il ne rejetait jamais complètement un visage humain quel qu'il fût, mais les idées, l'abstraction, l'idéologie étaient sa bête noire. Il ne les comprenait pas, il se croyait partisan de Mussolini. La première année de la guerre, dans un geste d'élan patriotique à l'égard de sa ville natale, Livourne, il avait hissé un drapeau italien sur le toit de sa maison. L'oncle Moïse avait pâli, il avait grimpé sur le toit et détaché le drapeau. Tu es devenu fou, lui avait-il dit ». On le comprend. Nonna Fortunée compare le départ pour Israël à « un cauchemar », « un bout de terre qui ne vaut pas un crachat ». Pire : « Juifs et Arabes, Orientaux et Ashkénazes, religieux et laïcs, riches et pauvres, tous étaient à ses yeux une populace sans éducation ni finesse ni bonnes manières… » La Guerre des Six jours provoque à son tour des zizanies entre Nonna Fortunée, réjouie par la prise de Jérusalem, et son gendre hostile : « Vous allez bouffer cette occupation jusqu'à ce qu'elle vous sorte par les trous de nez. » La réplique est brutale : « Va-t'en traître… » Quant à l'oncle armateur il avait tourné le dos au « rêve sioniste » et choisi un monde « où il n'y avait pas de place pour une l'identité nationale, mais où d'immenses espaces s'offraient aux caprices des individus. » Comme une Terre promise !

 

• Judaïsme. La religion n'est jamais au centre de la vie de la famille mais en vient parfois à constituer l'autre pomme de discorde. Le grand-père Jaco n'aime pas l'attirance de sa femme pour le christianisme : « Otta, comment peux-tu aller dans un endroit où les gens aiment voir quelqu'un avec des clous dans les mains, pendu à un poteau ? » Dans leur milieu, la plupart sont éloignés d'une orthodoxie judaïque, à l'image du grand-père Jaco : « Il avait sur les coutumes juives, leurs fêtes, leurs interdits, leurs commandements, des notions brumeuses, imprégnées d'ignorance et de superstitions. Parmi tout ce fatras, il avait choisi d'adopter uniquement la charité et la bienfaisance ». « Il commerçait souvent avec “Allah”, parlait en son nom (…) Il ne se demandait jamais si cet Allah était juif, chrétien ou musulman, distinction qui n'avait à ses yeux aucune importance et ne concernait que les imbéciles faiseurs d'histoires. » L'indifférence cultivée du grand-père voisine avec des positions agnostiques ou franchement athées. « Nous n'avons jamais été croyants » avance l'oncle Moïse après les obsèques de Nonna Fortunée. « Cette espèce de goy communiste ne va pas me dicter ma vie » riposte l'oncle Edouard qui organise les sept jours de deuil chez lui à Dimona pour affirmer une conviction qui n'est peut-être que de façade. Enfin, Esther se souvient, au retour des synagogues du quartier, de sa stupéfaction à elle encore enfant de voir son père laver son linge le jour de Kippour car, disait-il « Dieu... ne perd pas son temps avec ces bêtises ». D'ailleurs, selon Esther, il « rejetait son judaïsme » et faisait de Nasser son héros !

 

• Blancs en Afrique. Il ne s'agit pas seulement de l'époque coloniale. Le malaise a d'abord été exprimé par Esther voyant comment on traite les domestiques noirs chez son oncle. « C'est un affreux tyran, déclare la nièce avec amertume. Il croit que tout le monde est à sa botte, comme ses nègres ». Elle aurait voulu se rapprocher d'eux. L'oncle Cicurel, qui avait été ruiné par une révolution dans un pays voisin avant de s'implanter à Douala, d'y réussir et d'épouser une bretonne catholique avec un enfant déjà, détaille pourtant devant Esther son expérience africaine. « J'ai été témoin en Afrique d'au moins dix révolutions, quand les Français y étaient, quand ils sont partis, quand les Noirs se sont entretués, quand des villages entiers arrachent des rails de chemins de fer, des fils électriques, des canalisations d'eau, sabotent toutes les bonnes choses à cause de leur haine d'un pouvoir étranger… » Mais sa fortune le place peut-être de nouveau en péril : il doit acheter un revolver, sur les conseils de son secrétaire Richard. Il est agressé au couteau sur un de ses navires à quai. C'est seulement à ce moment-là qu'il accepte de rendre son passeport à Esther avec son billet d'avion pour rentrer.

 

La mission de l'écrivain. Avec l'âge Nonna Fortunée est devenue aveugle : c'est pourquoi Esther lui décrit les photographies. En même temps, c'est qu'Israël ne lui plait pas, on l'a noté. A cette cécité fait écho la conversation du vétérinaire invité au banquet final : personne n'écoute son histoire de jeunes enfants du Malawi qui après avoir été opérés de la cataracte refusent de voir et se blessent à cette fin. On peut interpréter ces éléments comme le symbole d'une difficulté à accepter la réalité. Dans ce cas, c'est peut-être la mission du romancier de montrer ce que la société ne voudrait pas voir. Une œuvre romanesque c'est souvent un regard plus qu'une histoire, un regard sur les zizanies qui émaillent la vie quotidienne tout autant que les grandes décisions.

 

• Ronit Matalon. De face sur la photo. Traduit par Rose Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 2015, 338 pages. [Tel Aviv, 1995].

 

 

Tag(s) : #ISRAEL et MONDE JUIF
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