Quand un généreux donateur se présente, ce serait trop bête de refuser une pluie de dollars. C'est ce que pense Abraham Danino, le maire de la Ville des Justes, alors qu'approche la prochaine élection municipale. Jeremiah Mendelstrum, le riche mécène américain, demande en retour la construction d'un bain rituel, un mikvé, en mémoire de son épouse. Mais le chantier et l'inauguration de l'édifice provoquent une avalanche de conséquences parfois saugrenues qui font de « Jours de miel » un roman jubilatoire en même temps qu'un poil-à-gratter de la société israélienne.
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D'abord, selon Moshé Ben Tsouk l'adjoint du maire, il n'y a pas de place pour ça, un mikvé de plus, puisqu'il y en a dans tous les quartiers explique-t-il au conseil municipal, cartes à l'appui. Finalement une place est trouvée près de « la base-secrète-connue-de-tous », c'est la Sibérie, une périphérie où il neige l'hiver où l'on a logé les immigrés russes dans un lotissement encore inoccupé. Danino rêvait de fringantes jeunes blondes russes, des « Marina-Olga-Irina » qu'il adorerait fréquenter mais il avait vu débarquer une armée de retraités tristes ignorant autant l'hébreu que le judaïsme.
Un bain rituel à cet endroit ? Yrmiyahou Ytshaki s'y oppose au nom de la religion : selon lui cet endroit désolé abrite un tombeau caché, celui de « Nathanael le Juste ». Danino, qui ne s'intéresse plus à ce quartier hypocritement appelé « Source de fierté » passe outre, faisant de Y.Y. un adversaire politique résolu. Et puis l'armée s'en mêle, arrête Naïm le chef du chantier soupçonné d'espionnage : avec ses jumelles il observait les oiseaux au-dessus de la base... Le chantier achevé, les Russes le prennent pour le club d'échecs dont ils rêvent conduits par Anton le serrurier qui se sent déjà en nouveau Kasparov.
Quand on s'aperçoit que le bain sacré donne une nouvelle vigueur et réveille la libido de ceux et celles qui le fréquentent, à l'image de Moshé qui y retrouve son amie Ayélet, surviennent des « jours de miel » autrement dit de bonheur en attendant l'inauguration officielle par le maire et Jeremiah Mendelstrum escorté de Yona sa prof de clarinette. Précisons que les bains des hommes et des femmes sont séparés, avec une porte condamnée, mais qu'Anton le serrurier avait supprimé le problème, stimulant la fréquentation du lieu par les Russes de la Sibérie. Un choc pour Jeremiah.
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Avec une telle intrigue, Eshkol Nevo peut s'attirer les foudres d'à peu près toute la société israélienne. L'armée obnubilée par l'espionnage exige un mur qui cache aux utilisateurs du mikvé la vue sur la base, à moins que ce ne soit pour camoufler les rendez-vous galants de tel et telle militaires. La pratique religieuse tient une bonne place dans cette intrigue où les tombeaux de saints génèrent pèlerinages et descendance espérée, et où saute facilement la barrière entre morale stricte et luxure. Moshé et Ayélet, après l'amour fou au kibboutz de leur adolescence, s'étaient éloignés l'un de l'autre sept années durant. Leur récent retour à la religion coïncide “malencontreusement” avec leur rencontre au mikvé après le passage d'Anton le bricoleur. L'auteur n'oublie pas non d'ironiser sur la vie politique puisqu'Y.Y. s'apprête à supplanter Abraham Danino avec son subterfuge de tombeau d'un juste caché et un peu de chantage politique. La comédie a cependant des limites : « Tous ceux qui ont essayé de faire la paix ont été assassinés. Ce pays est maudit. » rappelle Naïm à sa mère arabe avant de fuir avec une étrangère vers un paradis tropical.
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Sans être plate, l'écriture d'Eshkol Nevo ne s'embarrasse pas de constructions compliquées, s'autorisant seulement quelques flashback. On constate que l'auteur soigne la description de ses personnages, et voici le portrait de l'assistant du maire vu qu'il a le rôle-clé.
« Du jour où il s’est coiffé d’une kippa et s’est installé dans la Ville des justes, Moché Ben Tsouk s’est appliqué de toute son âme à se considérer comme un homme neuf. Désormais, il repousse ses anciens désirs à bonne distance. Néanmoins, malgré tous ses efforts, il lui reste encore quelques séquelles de sa vie antérieure de kibboutznik au cœur brisé et d’officier des renseignements opérant dans la base-secrète-connue-de-tous : il continue à collectionner les cartes géographiques, à chantonner à voix basse les tubes de Shalom Hanoch, a fumer une cigarette Noblesse après le déjeuner et à chasser de la main le parfum d’Ayélet, chaque fois qu’il effleure ses narines. » (Extrait page 12).
Tout bien pesé, la comédie sociale et les personnages savoureux devraient ravir les lecteurs. Puisque dans ce roman, le quatrième d'Eshkol Nevo paru chez Gallimard, les cités portent des noms qui semblent venus de l'univers des contes — Ville des Justes, Ville des péchés, Ville de la frontière…— au lecteur d'ajouter : Ville du roman réussi.
• Eshkol NEVO. Jours de miel. Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche. Gallimard, 2013, 318 pages.