Entre « Un océan, deux mers et trois continents », N’Sondé se réapproprie le « Candide » de Voltaire. Son souffle narratif, sa virtuosité descriptive emportent le lecteur. La précision réaliste du contexte historique contribue à l’illusion de vraisemblance. Ce roman d’aventures se structure comme un conte, émaillé de magie et de merveilleux, narré par un buste de marbre noir à l’effigie du héros, Dom Antonio Manuel, et érigé à Rome en 1608. Depuis quatre siècles, cette prosopopée détournée interpelle le monde.
En 1605, au royaume de Kongo, le jeune Nsaku Ne Vunda, ordonné prêtre et baptisé Dom Antonio Manuel vit paisiblement à Boko, dans sa paroisse éloignée de la capitale. Sa foi se nourrit du syncrétisme entre Dieu et les ancêtres. Mais un coup de théâtre fait basculer son destin : à la demande du pape Clément VII, le roi Alfonso Ier le dépêche au Vatican en tant qu’ambassadeur. En réalité le vieux monarque marchand d’esclaves cherche à s’amender et charge Manuel de convaincre le pape de mettre fin à l’esclavage !
Naïf, ignorant du monde, le prêtre ne détecte pas l’hypocrisie royale et s’embarque, croyant gagner l’Italie. Or « le Vent Paraclet » est un navire négrier armé à Nantes et qui fait voile vers le Brésil. Le jeune homme est mis à l’épreuve en découvrant le traitement inhumain des esclaves — « ce fut la première fois que je vis des êtres humains enchaînés ». Face à la violence, aux abus sexuels, Manuel éprouve empathie et compassion pour cette « marchandise humaine » qui vaut de l’or selon le capitaine.
Lors d’une révolte des esclaves, certains préfèrent le suicide, condamné par l’Église. Lui, le prêtre, comprend leur geste et, pour la première fois, « s’est autorisé à penser librement ». Seule lumière dans ce huis-clos : il se lie d’amitié avec Martin, un jeune mousse, en fait une jeune française, Thérèse, qui a fui le servage. Ce qu’elle lui raconte ne correspond pas à l’image idyllique que Manuel se faisait de l’Europe à travers le discours des missionnaires... Peu à peu le jeune homme remet tout en question. Une nouvelle épreuve l’attend : mandatés par le Vatican pour l’enlever, des pirates attaquent le « Vent Paraclet » : le navire coulé, le capitaine exécuté, le prêtre et Thérèse sont embarqués vers Lisbonne. Mais aux côtés de la jeune fille, la sensualité de Manuel s’éveille et c’est elle qui réprime ses désirs : elle sera sa bonne fée jusqu’au terme du voyage. Aux abords de Madrid, des soldats de l’Inquisition brûlent des villages, tuent des paysans et kidnappent le couple. Le doute torture le prêtre — « où se cachait Dieu dans ce néant et que faisaient les ancêtres ? » Fait prisonnier, mis aux fers, Manuel médite sur son évolution : « je me trouvais beaucoup plus lucide (...) j'avais appris à agir sur mon destin » et « j’avais acquis la certitude que le fanatisme est une imposture ». Parvenu à Rome, en plein carnaval, le prêtre décède aux pieds du pape sans avoir pu lui exposer sa mission. C’est sous la forme de la statue qu’il s’y emploie désormais.
Le périple a transformé le jeune prêtre africain en adulte éclairé. Il comprend que « c’en fut fini de la fraternité » dès qu’apparut l’esclavage, source d’enrichissement du capitaine aux ecclésiastiques et au pape — « ceux des païens qui refuseraient l’adhésion à la véritable foi seraient réduits en esclavage » ! Plus encore que l’abus de pouvoir, les compromissions et les corruptions, les extrémismes religieux interrogent le jeune prêtre.
Sur le bateau pirate, des musulmans chassés d’Espagne et ralliés au sultan d’Alger se muent en extrémistes islamistes tels les combattants de Daech ! De même, les soldats de l’Inquisition « autoproclamés gardiens de la foi » (…) « qui ont confisqué Dieu à leur profit ». C’est quand le prêtre découvre les querelles des rituels, que l’on approche Voltaire au plus près. Manuel s’étonne que chaque dogme « impose une certains manière de prier, debout pour l’un, à genoux pour l’autre » ; dans la « Prière à Dieu », tirée du « Traité sur la tolérance » le philosophe écrivait « que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire »....
Le message de la statue n’a rien perdu de sa pertinence en 2018, qui exhorte à la tolérance, au respect d’autrui et à la fraternité. À chacun d’en tirer leçon : merci W. N’Sondé !
• Wilfried N’Sondé. Un océan, deux mers, trois continents. Actes Sud, 2018, 267 pages.
Sur un sujet très voisin, voir La Reine Ginga et comment les Africains ont inventé le monde, de José Eduardo Agualusa.
Du même auteur, voir Fleur de Béton.
Chroniqué par Kate