Émergeant d'un carré noir sur fond rouge, et d'un tourbillon suprématiste, les noms de Chagall, Lissitzky et Malévitch appellent à visiter cette exposition consacrée à l'Avant-garde russe à Vitebsk dans les années 1918-1922 quand la Révolution russe acceptait encore l'innovation dans les beaux-arts avant de se replier sur un nouvel académisme appelé “réalisme socialiste”. Cette brillante exposition du Centre Pompidou à Paris (du 28 mars avril au 16 juillet 2018) met surtout en avant l'œuvre de Chagall nommé il y a cent ans au poste de commissaire des beaux-arts de la ville de Vitebsk. Sous son impulsion s'ouvrit une École populaire d'art où il enseigna, entouré des figures emblématiques de l'avant-garde suprématiste que sont El Lissitzky et Kasimir Malévitch. Aussi deux courants éloignés coexistent-ils dans cette école — comme dans cette exposition — les créations figuratives de Chagall s'opposant fortement aux créations suprématistes. Chagall est parti en juin 1920 pour Moscou, Malévitch a quitté Vitebsk à l'été 1922 pour regagner Petrograd, Lissitzky restait encore en 1923 quand l'expérience se termina. Chagall avait eu le projet d'un musée d'art moderne à Vitebsk, mais tout fut dispersé après 1926 et en partie transféré à Minsk, et c'est le souvenir d'un tel regroupement éphémère mais retentissant que veut commémorer cette exposition.
• Les Œuvres de Marc Chagall
C'est manifestement un intérêt majeur de l'exposition du Centre Pompidou.
Marc Chagall. Double portrait au verre de vin, 1917-18. Huile sur toile. Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris. Don de l'artiste.
Marc Chagall. La Noce. 1918. Galerie Tretiakov, Moscou.
Marc Chagall. Au-dessus de la ville. 1918. (Ce doit être Liozna, près de Vitebsk, en Biélorussie). Galerie Trétiakov, Moscou.
Marc Chagall. Au-dessus de Vitebsk, 1920, d'après une toile de 1914. Moma, New York.
La figure mythique du Juif errant est représentée ici sous les traits de « l'homme de l'air » (Luftenmensch en yiddish) c'est un pauvre homme, vagabondant de ville en ville. Ce personnage doit hanter l'imaginaire de Chagall puisqu'il utilise ce thème à plusieurs reprises entre 1914 et 1922. L'église et surtout le premier plan rappellent des compositions suprématistes.
Marc Chagall. N'importe où hors du monde, 1915-1919. Huile sur carton monté sur toile. The Museum of Modern Art, Gumma (Japon).
Marc Chagall. Autoportrait au chevalet, 1920. Gouache. Coll. Part.
Marc Chagall. Le Vieil Hommes aux lunettes, 1920. Gouache. Coll. Part.
Après son départ de Vitebsk en 1920, Chagall s'installe à Moscou où le théâtre Kamerny lui commande des décors pour trois courtes pièces de Cholem Aleikhem. La composition s'inspire du suprématisme.
Marc Chagall. Etude pour le panneau “La Musique” du Théâtre national juif Kamerny — (où Altman et Exter travaillèrent aussi aux décors), 1920. Centre Pompidou, Paris.
Marc Chagall. Etude pour le panneau “Introduction” du Théâtre national juif Kamerny, 1920. Centre Pompidou, Paris. Néanmoins Chagall n'est pas resté insensible à la diversité de l'Avant-garde : outre les influences suprématistes notées ci-dessus, voici un collage qui reprend une technique qui n'entre pas dans l'image qu'on se fait de son œuvre !
Marc Chagall. Collage. 1921. Papiers collés, mine graphite et encre. Centre Pompidou, Paris.
• Parmi les Œuvres suprématistes
Le mot “suprématisme” est dû à Kasimir Malévitch pour désigner un style inspiré du cubisme et du futurisme. Sans doute sont-ce les œuvres d'El Lissitzky qui captent le plus l'attention en raison de son rôle dans le suprématisme et de leur qualité, mais elles ne font pas à elle seules tout l'intérêt de cette section de l'exposition, loin de là ! On remarquera cette composition très révolutionnaire en phase avec l'Agit-prop de la période du “Communisme de Guerre" au début du régime de Lénine !
El Lissitzky. Frappe les Blancs avec le coin rouge. 1919-1920. Coll. Van Abbemuseum, Eindhoven.
On apprend qu'en février 1920 sous l'impulsion de Malévitch est créé un collectif qui prend pour nom Ounovis — "les affirmateurs du nouveau en art" (sic). Il s'agit de faire entrer l'art dans la ville à l'aide de formes géométriques, tant des formes circulaires, que des structures cruciformes, et souvent un fond noir.
El Lissitzky. Proun, vers 1922-23. Gouache et mine graphite. Coll. Van Abbemuseum, Eindhoven. Il faut comprendre “Proun” comme l'abréviation de Projet pour le renouveau de l'art.
El Lissitzky. Proun 23N (B111), vers 1920-21. Wilhelm-Hack Museum, Ludwigshafen (Allemagne).
Nikolaï Souiétine. Composition, 1920. Huile sur toile. Museum Ludwig, Cologne.
Ilia Tchachnik. Composition suprématiste, 1923. Huile sur toile. Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.
Lev Ioudine. Cubisme, début des années 1920. Huile sur toile. Galerie Tretiakov, Moscou. Membre actif de l'Ounovis, il réalise ce tableau à l'âge de 17 ans. Malévitch enseigne le cubisme est le fondement de l'art contemporain, et constitue la première étape de son programme pédagogique, permettant — je cite le cartel — d'appréhender les principes de la peinture abstraite. C'est comme une connaissance « purifiée » du monde à travers l'art, selon la chargée de cours Ermolaeva.
Mikhaïl Veksler. Composition, 1921-22. Museum Ludwig, Cologne.
Władysław Strzemiński. Outils et produits de l'industrie, 1919-20. Peinture à l'huile, granules de gypse, bois, métal et vernis sur panneau. Musée russe, Saint-Pétersbourg.
• Certaines œuvres exposées sont antérieures à 1918.
Elles permettent de contextualiser les œuvres de la période révolutionnaire et de Vitebsk.
Natalia Gontcharova. Les Lutteurs. 1909-1910. Centre Pompidou.
Mikhaïl Larionov. Vénus, 1912. Musée russe, Saint-Pétersbourg.
Olga Rozanova. Composition sans-objet, vers 1916. Huile sur toile. Musée russe, Saint-Pétersbourg.
Guerman Fedorov. Nature morte au samovar, 1917. Musée de Biélorussie, Minsk.
Mais certains visiteurs, dont je fais partie, retiendront davantage cette extraordinaire composition de Kandinsky, explosion de formes et de couleurs.
Vassily Kandinsky. Moscou : la Place Rouge. Huile sur toile. 1916. Galerie Tretiakov, Moscou.
• Deux portraits pour finir, celui de Marc Chagall par Iouri Pen et l'autoportrait de ce même Iouri Pen qui l'a précédé à Vitebsk.
Fondateur d'une première école artistique à Vitebsk, il se considère comme une artiste juif et dépeint la vie quotidienne dans le shtetl. Il a formé Lissitzky et Chagall. Ce dernier figure en haut à gauche dans l'autoportrait de Iouri Pen.
• Sur les artistes russes de cette époque, voir l'ouvrage de Tsvetan Todorov, Le Triomphe de l'Artiste et le compte-rendu ici.
––––––––––––––––––