
Au XVIè siècle, la monarchie espagnole a écrit l'histoire du monde ! L'arrivée des Espagnols en conquérants des terres mexicaines en 1517 a en effet très vite entraîné une volonté officielle, de l'Église et de l'État, de disposer d'une histoire du Nouveau Monde.
Écrire l'histoire des Indiens donc, mais à partir de quelles sources, dans quel cadre, et quels historiens ? Tels sont les objectifs de ce nouvel essai de l'historien Serge Gruzinski, déjà bien connu comme spécialiste de la première mondialisation avec L'Aigle et le Dragon et pour son Histoire de Mexico,
________
Les Aztèques n'ayant pas d'écriture à proprement parler, les documents sur quoi s'appuyer présentent l'originalité de compter des images élaborées par les tlacuilos des régions de Tlatelolco et Texcoco. À plusieurs codex préhispaniques viendront ensuite s'en ajouter d'autres issus d'une collaboration entre Indiens et Espagnols, dans le cadre d'une société métissée qui se forme dès les premières décennies de la colonisation. Progressivement, l'alphabétisation et l'apprentissage du castillan permettent à des historiens métis de s'exprimer sur leur monde (Anahuac), leur passé et leur actualité. Leur conception du temps était d'abord cyclique (avec les Soleils successifs) alors que les conquérants apportèrent une conception linéaire, marquée d'une répartition en trois périodes — Antiquité/Moyen-Âge/Temps modernes — qui ne pouvait s'appliquer aisément au Nouveau Monde puisqu'on y passa brutalement des empires indigènes à l'empire colonial de Philippe II.
Les mémoires indiennes se retrouvent dans les Codex dont le livre reproduit certaines illustrations. Ces images requièrent une interprétation aussi savante que prudente. Du Codex Xolotl au Codex Mendoza on peut “lire” une divergence dans l'appréciation que les auteurs indigènes portent sur leur passé et leur société. Le plus ancien masque certains aspects culturels (divinités, sacrifices) pour ne pas choquer les Espagnols prêts à prendre les anciens dieux pour des suppôts du Diable. Le second décrit très clairement la société mexica ; peint vers 1542 il avait été commandé par le vice-roi Antonio de Mendoza à l'intention Charles-Quint, aussi donne-t-il la liste chronologique (de 1325 à 1520) des cités conquises par Mexico-Tenochtitlan mais « en ignorant les défaites » ! Enfin, à la fin du siècle, le codex Ixtilxochitl fait la part belle aux rois — ainsi Nezahuapilli souverain de Texcoco en couverture — et aux dieux tel Tlaloc, mais à cette date la conversion de la Nouvelle-Espagne était bien établie. Les autochtones ont donc pu, d'une certaine façon, contribuer à donner une certaine image de leur passé et de leur présent, ce qui amène Serge Gruzinski à rapprocher cela du sujet d'un roman de Juan José Saer, El entenado (publié sous le titre l'Ancêtre aux éditions du Tripode, en 2014).
________
En avance sur la passion statistique du XIXe siècle, la couronne espagnole a demandé à plusieurs reprises des rapports sur la civilisation des Indiens et les représentants des ordres religieux ont largement contribué à l'écriture de l'histoire du Nouveau Monde.
Débarqué au Mexique en 1524 avec onze autres religieux le franciscain Motolinia se voit officiellement commandé en 1536 par le chapitre de son ordre la rédaction d'une enquête sur les sociétés indigènes. Mais déjà le temps a fait son œuvre : « Tout est déjà en train de se perdre dans l'oubli » regrette-t-il quelques années plus tard quand il questionne les indigènes. Reste que, vu leur formation historique et biblique, les violences de la conquête sont pour les religieux à rapprocher de celles subies par Jérusalem sous Titus et Vespasien et il s'y ajoute l'épidémie de variole comme pour porter à son comble la liste de nouvelles plaies d'Egypte.
Nombreux sont les historiens engagés dans cette histoire du Nouveau Monde. Certains sont d'origine inattendue aux yeux du lecteur lambda. Médecin de Philippe II, Francisco Hernandez est venu s'intéresser aux plantes et a rédigé vers 1574 des Antiquités de la Nouvelle-Espagne. Juan Bautista Pomar est une autre figure très originale : descendant par sa grand-mère du roi Nezahuapilli de Texcoco, il écrit sur l'histoire locale et compile les chants indigènes. En réponse aux enquêtes officielles, il aborde la question des cultes préhispaniques et professe que les sacrifices humains ont été imposés par les seuls mexicas. Le passé est ainsi « recomposé » depuis le temps des Chichimèques nomades jusqu'à l'arrivée des conquérants conduits par Cortès et aux catastrophes qui en résultèrent.
________
Une place spéciale est alors faite aux écrits du dominicain Bartolomé de Las Casas, qui a vécu assez longuement en Amérique — il fut évêque du Chiapas. Historien influencé par Flavius Josèphe, il réalisa une sorte de « décentrement » pour traiter de l'Histoire des Indes en la plaçant dans le prolongement de l'expansion portugaise qui a initié l'esclavage d'Africains. Il présente favorablement les sociétés indigènes détruites par la colonisation qui aura été un échec humain causé par la variole et par la quête de l'or et de l'enrichissement.
Cependant, en 1559, Las Casas confia ses manuscrits à un collège de Valladolid avec interdiction de les publier avant quarante ans... Tout ne pouvait se publier sans contrôle, moins du fait de l'Inquisition que de la monarchie qui promouvait dès la fin du XVIe siècle l'élaboration d'une histoire universelle et qu'on pourrait dire officielle ; elle fut confiée à Herrera. Sa Description des Indes occidentales connut un succès international : publiée en 1601, elle fut traduite en allemand, en latin, en français et en anglais… Le dernier chapitre montre de surcroit la profusion d'études sur la Nouvelle-Espagne quand le rattachement du Portugal à l'Espagne, en 1580, couronne la mondialisation ibérique. Ainsi l'Espagne s'arroge « le privilège d'écrire et de diffuser l'histoire du monde ». Une Global History avant l'heure...
Ce livre érudit destiné à un public averti n'est pas toujours facile à suivre quand les démonstrations de l'auteur utilisent des images (de tel ou tel codex) non reproduites dans le cahier central si bien que l'iconothèque de l'Université libre de Bruxelles est alors d'un grand secours (codex à consulter ici). L'ouvrage comprend une riche bibliographie en anglais et espagnol.
________
• Serge Gruzinski. La machine à remonter le temps. Quand l'Europe s'est mise à écrire l'histoire du monde. Fayard, 2017, 356 pages.