L'intention est expliquée en postface : écrire, à partir des deux lignées paternelle et maternelle une étude de cas, exemplaire de la façon dont notre société s'est construite, tout en révélant les racines de nos identités. Sauf qu'il s'agit de la famille d'une sociologue bien connue.
La photographie occupe une place importante dans la matière dont ce livre est fait. De vieux clichés de studios professionnels côtoient les instantanés de photographes actifs dans les rues de nos villes des Années Trente comme des Trente Glorieuses. Et s'y ajoutent les cartes postales qui jadis décrivaient nos villes et nos campagnes. Des archives familiales de toutes sortes complètent cette documentation. Des archives publiques aussi donnent leur lot de témoignages. Sans compter des souvenirs personnels et des réminiscences littéraires...
L'exil, la volonté de devenir ou de rester français, le monde de l'artisanat et de la boutique, la ville de Marseille, les guerres mondiales, les minorités religieuses, voilà autant de sujets qui sont traités en suivant les généalogies.
D'un côté la sociologue reprend le chemin des Benyoumoff depuis l'Ukraine jusqu'à Marseille après une brève escale oranaise. Sur trois générations, les activités de la lignée Benyoumoff se focalisent sur des métiers dont le tissu est la base : le « Schmattès » en yiddish. La production et la vente de casquettes créent une fortune familiale et l'intégration dans la société marseillaise de la famille de Jacob et Batsheva Benyoumoff puis de leur fils aîné Bentzi qui associe son gendre Lazare Heinich au capital de l'entreprise. Les malheurs s'abattent sur la famille au temps de Pétain. « Bentzi fut l'un des 4 368 déportés à partir de Marseille ». Plusieurs membres de la famille meurent en déportation tandis que d'autres ont la chance d'y échapper, notamment en se réfugiant en Ardèche.
De l'autre, la sociologue revient sur la branche alsacienne de ses aïeux, en remontant le temps, de femme en femme, jusqu'au moment du XIXe siècle où l'Alsace fut intégrée au Reich provoquant des exils. Du village de Bouxwiller Henriette Walther partit pour s'établir à Paris afin de rester française, quitte à redescendre l'échelle sociale, en raison aussi de la maladie de son époux. À la génération suivante on en arrive à un modeste vendeur de cravates expédié en province.
Étrangement les deux branches se rejoignent à Marseille pour un mariage d'amour entre les futurs parents de l'auteure. La sociologue en profite en pour avancer une loi : « Dans les familles pauvres où il n'y a pas de patrimoine à transmettre, on peut se payer le luxe de se marier par amour (…) ; mais une fois devenus riches, c'est une autre histoire : le mariage n'est plus une affaire d'amour, mais une affaire tout court ». Les mariages arrangés étaient aussi le moyen de conserver la tradition religieuse, israélite d'un côté, protestante de l'autre. Le mariage « mixte » provoquait alors la rupture de la tradition — un déchirement. Nathalie Heinich nous donne à voir de beaux portraits de femmes, mariées contre leur gré, malheureuses en couple, indépendamment de la fortune matérielle.
Plus qu'un album de famille, cet ouvrage nous fait réviser l'histoire de notre société depuis deux siècles, avec la contribution de l'immigration, et l'évolution de la famille qui passe des grandes fratries à des descendances réduites. Voilà aussi qui encourage à se plonger dans la recherche généalogique et à retrouver les vieilles photos de famille.
• Nathalie Heinich. Une Histoire de France. Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2018, 220 pages.