Le roman de Kirmen Uribe mérite déjà l'attention parce que les traductions d'auteurs basques sont rares. Or, basque ou pas, ici ce n'est pas l'essentiel vu que la réussite de ce livre passe principalement par son originalité formelle.
« Devais-je inventer des noms fictifs ou apparaîtrais-je en tant que narrateur du roman ? » Sans recourir (semble-t-il) à l'auto-fiction, Kirmen Uribe se met en scène jusque dans son ambition. « J'expliquai à Fiona mon projet de roman. L'idée avait pris forme et finalement elle se structurait autour d'un vol entre Bilbao et New York. Le défi consistait à parler de trois générations différentes d'une même famille, sans revenir au roman du XIXe siècle... » L'originalité ne provient pas tant de lettres manuscrites, d'extraits du journal d'un jeune garçon, et de la transcription de courriers électroniques que d'une narration qui s'inspire du kaléidoscope. À première vue on pourrait croire que tout procède d'un vaste coq-à-l'âne, mais en réalité l'auteur tisse sa toile.
Or donc, le père et Liborio le grand-père étaient marins. Par anecdotes successives dispersées dans l'ouvrage, on voit celui-là commander un chalutier au large de l'Écosse, dans les parages de Saint-Kilda, — épisode documenté par un voyage à Stornoway sur l'île Lewis — et celui-ci pécher avec Les Deux Amis dans les eaux cantabriques et revenir à Ondarroa, où plus qu'ailleurs la pêche s'enfonce dans la crise. Le thème de l'anneau d'or s'avance alors pour illustrer l'histoire de la pêche côtière. Le père du narrateur perd son alliance à la pêche. Il ramène du poisson à la maison. Son épouse découvre l'alliance « dans les viscères d'un merlu » en préparant le repas... Le narrateur en a fait une poésie et de là on rebondit vers d'autres considérations littéraires.
C'est une famille où l'on parle la langue basque et Liborio Uribe, qui ne connaissait qu'elle, répondit aux questions intéressées d'un lexicographe. Voyageant à l'étranger, le narrateur est remarqué pour la langue qu'il pratique tout en la reconnaissant comme « marginale ». Une collègue poétesse ose cette comparaison : « Votre langue ressemble à la carte au trésor (…). Si tu fais abstraction du reste des lettres pour ne regarder que les x, on dirait qu'ils te montrent le chemin vers le trésor. »
Les anecdotes sur les membres de la famille et leurs relations habituelles ou occasionnelles illustrent aussi toute une époque. Après le règne d'Alphonse XIII, viennent la seconde république, la guerre, le franquisme... Le monde des arts se glisse dans le roman, en particulier avec le peintre Aurelio Arteta, actif dans les premières années du XXe siècle et qui après avoir dirigé le musée des Beaux-Arts de Bilbao s'exila pour le Mexique en 1940. (Une de ses œuvres est reproduite aux pages 20-21). Pour le lycée de cette ville construit par son ami l'architecte Bastida il peignit un portrait d'Alphonse XIII. Quelques années passent et plus trace du tableau : un portrait de Franco avait été barbouillé par-dessus, on s'en apercevra après le retour de la démocratie...
Avec ce livre qui se parcourt comme en flânant, sans rencontrer de difficultés malgré la multitude de sujets, graves comme légers, et de personnages que l'on croise au Pays Basque en Écosse ou aux Etats-Unis, vient un sentiment de bonheur de lecture : rien d'étonnant si l'ouvrage a été couronné d'un prestigieux prix littéraire en Espagne. Par ailleurs il n'est pas interdit de rapprocher cet ouvrage de Dans un avion pour Caracas, de Charles Dantzig.
• Kirmen Uribe. Bilbao-New York-Bilbao. Traduit par Gersende Camenen. Gallimard, 2012, 233 pages (Seix Barral, 2009). La traduction française a été établie à partir de l'édition en castillan.