
Disparu en tant que genre littéraire avec la décolonisation, le roman colonial réapparaît de temps à autre dans les lettres contemporaines en perdant ses héros positifs ou en se parant d'autres atours, complexes, comme avec cette œuvre du romancier Carlo Lucarelli. Spécialiste reconnu du genre policier, il entre ici dans le champ du roman historique, mêlant les aventures d'une bonne vingtaine de personnages dans le contexte d'une expédition coloniale stupide et tragique.
L'étrange titre emprunté au dramaturge et poète éthiopien Tsegaye Gabrè-Medhin (1936-2006) — « Ceci est la terre de la huitième vibration de l'arc-en-ciel : le Noir » — renvoie entre autres à la population du lieu de l'action, la colonie italienne d'Erythrée. Nous sommes en 1896, dans les jours qui précèdent la bataille d'Adoua où périrent plusieurs milliers de soldats, reportant de près de quarante ans l'assaut mussolinien sur l'Abyssinie.
Noir, c'est la couleur d'un roman qui accumule les personnages, hommes plus que femmes, militaires et civils, Africains et Européens. Le roman commence avec l'arrivée de Cristina au port de Massaoua et se clôt avec son départ : venue rechercher son mari pour qu'il mette fin à son rêve coûteux d'expérimentation agricole, elle repart en veuve habillée de noir. Le major Flaminio, suspecté de meurtres d'enfants par Serra, un carabinier audacieux qui s'est engagé dans son régiment, participera à la bataille finale, dressé sur sa monture, tout de noir vêtu. Souvent, le commis d'intendance portant cravate, Vittorio Cappa, reçoit la visite d'une fille du pays, Aïcha, qui n'hésite pas à ressortir nue pour ne pas être remarquée : noire sur le noir de la nuit.
Accablante, la chaleur du jour à Massaoua. Dans les bureaux, les ventilateurs tournent et tournent, sans vraiment rafraîchir les conquérants. Partout, la transpiration fait coller les vêtements à la peau, la sueur dégouline sur les visages noirs blancs et métis. Le soleil règne, implacable sur ces bords de la mer Rouge, et la nuit n'apporte guère de répit. Cette chaleur avive les passions, la violence : elle pousse Cristina dans les bras de Vittorio avec une intention qui n'est même pas adultère... Seul y échappe Sciortino le paysan illettré arraché aux Abruzzes et que personne jamais ne comprend et qui ne comprend rien aux événements.
La difficulté de communiquer est l'un des thèmes récurrents : entre Italiens, entre Africains, entre Italiens et Africains. Plus qu'une affaire de civilisation c'est une question de langues, de dialectes, d'accents régionaux. La langue italienne n'est pas encore unifiée : il ne s'est même pas écoulé une génération entière depuis l'Unité nationale. Le traducteur, Serge Quadruppani, jongle avec ces accents et ces dialectes (on connaît déjà son habileté à rendre la langue des romans de Camilleri).
En fait, l'œuvre de Lucarelli porte encore davantage sur la condamnation d'une folie conquérante. Le journaliste qui a survécu à la bataille et rêve d'en publier un récit, Les Héros d'Adoua, — et c'est seulement à ce moment qu'on apprend son nom — livre un jugement abrupt : « Nous avons cru nous imposer à quatre bédouins achetés avec de la verroterie et en fait nous sommes allés casser les couilles à l'unique grande puissance africaine, chrétienne, impérialiste et moderne. Même des timbres, il avait fait imprimer, le Négus. »
Entrer dans ce roman n'est pas des plus facile en raison du grand nombre de personnages (cf. dramatis personae en tête du livre) comme aussi d'une narration brisée où le lecteur n'arrive pas d'emblée à trouver de fil conducteur. Les chapitres, toujours courts, multiplient les points de vue et il faut donc persévérer avant d'être happé par le savoir-faire du romancier. Mais le livre refermé laisse en tête un souvenir fort.
• Carlo Lucarelli. La huitième vibration, Traduit par Serge Quadruppani, Métailié « suites » , oct. 2016, 413 pages. [ L'Ottava vibrazione, Einaudi, 2008].
Sur un sujet proche : voir Debrà Libanòs, de Luciano MARROCU, où l'enquêteur s'appelle aussi Serra !