À une heure de voiture au nord-ouest de Berlin, Juli Zeh a imaginé un village du nom d'Unterleuten (titre allemand) situé dans le Land de Brandebourg (titre français). Avec ce village, la romancière a créé tout un univers pétri de contradictions, comme on peut en retrouver en marge de nos grandes métropoles : un monde rural en crise, atteint par la désertification, où des jeunes actifs fuyant la ville imaginent trouver un paradis perdu.
Villageois et néo-ruraux cohabitent avec beaucoup d'incompréhension dans cette localité où se déroule un roman sous tension inspiré par la forme du roman choral. Le comique des choses, sensible dans le premier chapitre surtout, laisse la place à une série de quiproquos, d'intrigues et de drames. Juli Zeh donne à voir une galerie de portraits bien campés. Les chapitres éclairent tour à tour ces douze personnages principaux en suivant leurs comportements, leurs passés, leurs espoirs et parfois leurs doutes.
Les préoccupations écologiques tiennent une grande place pour Gerhard Fließ : il a quitté un poste d'enseignant de sociologie à Berlin pour un emploi régional dans la défense de l'environnement, entraînant sa jeune femme Jule qui vient de mettre au monde la petite Sophie. Munis de téléobjectifs, les naturalistes et passionnés d'ornithologie viennent de loin admirer les combattants variés, une espèce de bécasse migratrice qui vient se reproduire dans la région.
Or, voilà que le Land a décidé d'accompagner la politique énergétique de la chancelière en multipliant les éoliennes. Nous sommes à l'été 2010. Arne, le maire, réunit les villageois pour leur annoncer que dix éoliennes seront construites dans la commune, mais on ne sait pas encore sur quelles parcelles et Linda Franzen va être sollicitée pour céder deux hectares nécessaires à l'un ou l'autre des propriétaires fonciers. Gerhardt ne veut pas des éoliennes à cause des oiseaux protégés. Linda n'en veut pas non plus : avec son compagnon travaillant dans les jeux vidéo, elle a quitté Berlin pour s'occuper de chevaux. L'un et l'autre se prennent pour les missionnaires de la défense de la Nature et cherchent à soulever le village contre les éoliennes, voire contre le notable du village.
Vingt ans après la réunification, le village est encore divisé. Le ressentiment entre Ossies et Wessies subsiste. Kron avait été le leader communiste de la coopérative agricole à laquelle les Gombrowski avaient été obligés d'apporter leurs vastes terres. En 1991, Rudolf Gombrowski a remplacé la vieille coopérative mal gérée et polluante par une société agricole moderne et bénéficiaire des subsides de l'Union européenne. C'est lui qui fait vivre le village mais beaucoup d'anciens ne jurent que par Kron et ne voient en Rudolf qu'un malotru aussi désagréable que sa chienne. Effectivement, les rumeurs ne lui sont pas favorables et les néo-ruraux y sont sensibles. D'ailleurs, l'étrange voisin des Fließ, Bodo Schaller qui les enfume et que Jule appelle « l'animal d'à côté » semble bien aux ordres de Gombrowski. Et puis il y a le souvenir de la mort suspecte d'Erik, l'ami de Kron, dans la forêt, lors d'une grosse tempête.
Le retour à la terre est l'un des premiers thèmes que l'on découvre en lisant ce grand roman. Il donne à la romancière des occasions humoristiques. Ainsi « Gerhard avait aménagé un petit potager où quelques haricots, oignons et carottes luttaient contre l'ignorance de leur propriétaire en matière de jardinage ». Mais à la longue c'est moins la comédie bucolique que l'on retient durablement que de bien plus graves sujets. Linda croit tellement aux théories du développement personnel puisées dans un seul ouvrage qu'elle est prête à affronter n'importe qui sans conscience des conséquences de ses actes.
Le thème de la responsabilité personnelle et du choix individuel sous-tend largement “Brandebourg”. Gerhard a des convictions d'écologiste et pourtant y renonce. Schaller a perdu la mémoire de son passé à la suite d'un accident : de quel service Gombrowski lui était-il redevable au point de lui donner une maison pour s'établir comme bricoleur ? Linda conduit dangereusement et son compagnon va l'imiter. Jule pousse son mari à agresser leur voisin. Et bien sûr les rumeurs qui circulent dans le village sont responsables d'un climat délétère qui s'installe quand on veut croire qu'une petite-fille a été enlevée.
Un autre leitmotiv enfin, la question de la transmission n'est pas celle qui se pose aux néo-ruraux, car ni Jule ni Linda ne prendront racine à Unterleuten. Mais elle concerne au plus haut point Kron et Rudolf qui sont plus âgés. À leur disparition Unterleuten perdra sa vielle identité.
Ce roman passionnant, qui a déjà eu un grand succès en Allemagne, présente l'intérêt de traiter de la société actuelle, de sujets actuels, et il pourrait bien faire date.
• Juli ZEH. Brandebourg. Traduit par Rose Labourie. Actes Sud, 2017, 515 pages.