Dans cette « égo-histoire », ainsi que J.-P. Le Goff la définit, il évoque son chemin de vie « pour faire comprendre de l’intérieur la vie d’un jeune dans les années 1950-1960. »
Le lecteur baby-boomer s’immergera dans sa propre jeunesse, ses enfants y retrouveront le souvenir des photos jaunies de l’album familial, tandis que ses petits enfants souriront en découvrant ce monde pour eux préhistorique et inimaginable.
J.-P. Le Goff distancie par l’humour l’évocation de ses souvenirs. Son témoignage aide à repenser les « événements » de Mai 68 sans pathos, ni illusoire récupération, ni diabolisation. Mieux qu’un essai théorique, il montre que Mai 68 n’a pas bouleversé en profondeur la société française ; il a joué le rôle de catharsis, en libérant les tensions sociales et psychologiques. Mais ce ne fut ni un mythe fondateur, ni l’origine de nos actuelles tragédies. Ce fut une crise générationnelle, celle du « peuple adolescent », devenu depuis un acteur social et politique. Ce fut aussi la crise d’une société qui basculait dans la modernité sans parvenir à se donner du sens, à s’élever au–delà du matérialisme, du consumérisme et des loisirs.
J.-P. Le Goff a grandi à Équeurdreville, près de Cherbourg et a fréquenté « l’école des curés ». Sa génération fut élevée dans un entre-deux, entre les valeurs ancestrales et l’apparition de la société de consommation. La morale pesait lourd : il fallait « se donner de la peine », « prendre son mal en patience et se contenter de ce que l’on (avait) ». À coups de punitions et d’humiliations l‘éducation familiale et scolaire relevait du dressage. « C’est ainsi qu’on fabriquait des révoltés en puissance qui, des années plus tard, allaient vouloir tout casser » souligne l’auteur.
Dans le même temps on croyait à la modernité, synonyme de progrès scientifique, technique, économique et social. Avec l’apparition des machines, la vie quotidienne devenait moins pénible ; la télévision, la voiture ouvraient aux loisirs. On assistait au bouleversement des structures sociales de la France du 19° siècle. Les parents n’avaient pas connu une telle évolution : « Vous n’avez jamais été jeunes dans le monde où, moi, je suis jeune et vous ne le serez jamais » écrivait Margaret Mead. Un fossé générationnel s’est alors creusé, Tiraillés entre le refus du monde ancien et la peur du nouveau dont ils ignoraient tout, J.-P. Le Goff et ses copains entrèrent en révolte grâce à deux découvertes.
D’une part l’apparition du « livre de poche » qui leur a révélé des romanciers rebelles tel Bazin ou l’Anouilh d‘Antigone. D’autre part la diffusion du yé-yé, puis du rock et de la pop ; de Johnny Hallyday aux Rolling Stones ou à Dylan la « force explosive » des rythmes et des paroles exprimait l’ennui, le sentiment de vide et d’angoisse qu’éprouvait ce « peuple adolescent » ; mais aussi, comme l’a bien analysé Edgar Morin, son « besoin d’immédiateté »,... « la volonté effrénée du tout, tout de suite ».
J.-P. Le Goff relate avec humour les « loufoqueries et transgressions » auxquelles il s’est livré avec ses copains, provoquant les prêtres au lycée, les premières boums, le bac décroché au rattrapage... La faculté de Caen ce serait enfin la vraie vie !..
L’auteur a vite déchanté devant la froideur des professeurs et la seule perspective de devenir professeur de philo. La nausée sartrienne, en accentuant son rejet de cette société conformiste et aliénante, l’a poussé dans les « manifs », sur les barricades, et, après Mai, dans l’engagement à l’extrême-gauche. Mais J.-P. Le Goff n’a pas sombré dans l’illusion révolutionnaire ; s’il a fait résilience, c’est grâce à la littérature classique et aux romans de Camus en particulier. C’est pourquoi il déplore qu’au prétexte de l’adaptation aux exigences du monde actuel, s’érode désormais l’enseignement des humanités ; tout comme il regrette le dédain pour les contes traditionnels qui donnaient à l’enfant des repères et ordonnaient le monde.
« Les Français sont des veaux », cette célèbre formule de de Gaulle reste hélas d’actualité pour J.-P. Le Goff. Malgré la poussée de fièvre que fut Mai 68, la société n’a pas su en tirer les leçons. Comme ces « veaux » , aujourd’hui encore elle reste soucieuse de réussite sociale, de consommation et de loisirs, sans idéal, sans verticalité. L’auteur s’irrite de ce nouveau type d’individu, « l’adulescent », ancré dans le présent et le divertissement pascalien. À tous il rappelle que s’il est normal de se révolter, néanmoins « l’adolescence n’a qu’un temps ».
• Jean-Pierre Le Goff. La France d'hier. Récit d'un monde adolescent. Des années 1950 à Mai 1968. Stock, 2018, 454 pages.
Lire, du même auteur : La fin du village et Malaise dans la démocratie.
Chroniqué par Kate