Avec sa vue panoramique des tours de Dubaï en couverture, l'essai au titre accrocheur du géographe Michel Lussault nous plonge dans le monde des cités géantes pour mieux nous en extraire. Or, le sous-titre apporte un prudent bémol pour qui veut bien y regarder à deux fois : les lieux de la mondialisation ne se résument pas aux hyper-lieux mythiques du monde urbanisé, développé et connecté où nous vivrions par « affinité spatiale » !
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Voyons d'abord les hyper-lieux. Commencé à Venise place saint-Marc au café Florian en contemplation du flux touristique globalisé qui noie la cité des doges, le parcours de l'auteur visite d'abord les hyper-lieux, tels des spots préférés des surfeurs qui suivraient la vague de la mondialisation. Times Square, les principales gares de Tokyo (Shinjuku et Shibuya), les plus grands aéroports constituent autant d'étapes incontournables pour prendre le pouls de l'étrange monstre aux métropoles tentaculaires où nous nous entassons, mais connectés en réseaux sans limites. Times Square est pour l'auteur « un cas d'école » parce qu'on est au cœur du capitalisme, de la culture américaine de l'image, et fasciné par les écrans géants, l'auteur y découvre « l'hyperscalarité » c'est-à-dire un lieu qui fonctionne « à toutes les échelles en même temps », locale, régionale, nationale, mondiale. Soit. Les explications sont assez théoriques et pas très concrètes. Dans son hypothèse, « le besoin de s'assembler, de faire en commun, se renforce à mesure que la mondialisation s'affirme ». Le moteur ce serait donc la foule ? Mais les hommes ont autant cherché à se réunir qu'à s'isoler...
Revenons aux hyper-lieux où bat le cœur du Monde. Leur liste n'est pas extensible à l'infini : on ne s'arrête pas aux foules du Musée du Louvre, aux grandes messes inaugurales des Jeux Olympiques, pas plus qu'aux grands rassemblements des Expositions Universelles qui ont pourtant engendré de vastes espaces clos pour attirer le public, comme par exemple le Crystal Palace ou le Grand Palais. Un historien aurait pu évoquer les romantiques passages de Paris ou la Galleria Umberto I aménagée à Naples autour de 1890. Pas assez vastes !
On se tourne donc vers les temples du commerce. Le “Mall of America” (MOA) ouvert en 1992 en périphérie de Minneapolis-Saint-Paul sert mondialement de référence aux promoteurs des immenses “shopping malls” qui ont poussé jusqu'en Chine. L'auteur nous apprend que son modèle avait été inauguré à Edina en 1956, — près des “Twin Cities” —, grâce à la vision architecturale de Victor Gruen que le nazisme avait fait fuir d'Autriche en 1938. Là, le consommateur est roi, les grandes marques lui font la cour, et l'air conditionné aidant, il en oublie la réalité, la matérialité extérieure. Cependant, produits du capitalisme globalisé et des technostructures étatiques les plus avancées, ces hyper-lieux clonés en série et réputés tout américaniser (ou occidentaliser) n'aboutissent pas à l'uniformisation du comportement des gens. Ainsi :
« ...on constate facilement, au sein des grands aéroports internationaux, les pratiques des voyageurs masculins chinois en transit, qui prennent l'habitude de se grouper en s'asseyant par terre pour certains, afin d'engager des parties de cartes endiablées et parfois bruyantes. De même à Dubaï, comme partout où circulent en nombre des personnes issues du sous-continent indien, on voit celles-ci attendre l'embarquement en grappes, assises par terre ou accroupies — n'oublions pas que la station assise sur un siège n'est pas une habitude dans de très nombreuses cultures. »
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En somme, les hyper-lieux n'ont pas (encore) gagné la partie ! Et les deux-tiers du livre passionnant de Michel Lussault nous guident là où la mondialisation produit des initiatives inattendues, rencontre des réactions et des résistances, souvent populaires, en rupture avec l'image trop vite admise d'un « Monde mondialisé » partout à l'identique.
« L'hyper-lieu, le lieu d’événement, l'alter-lieu, le contre-lieu, la néolocalité : cette série de notions complémentaires permet d'observer et de rendre intelligibles des faits géographiques souvent passés sous silence par nombre de travaux des sciences sociales qui se proposent d'analyser la mondialisation et ses effets.»
Émergent ainsi dans l'essai différentes sortes de lieux vers lesquels afflue une multitude de publics porteurs d'émotion collective ou de dissensus. Les premiers se regroupent place de la République après les attentats islamistes de Paris. Les autres se retrouvent pour manifester leur opposition au « système ». Ainsi, contre des projets d'aménagement du territoire soutenus par les autorités nationales ou régionales, se créent des ZAD — zone à défendre. L'auteur prend l'exemple de la contestation du projet — récemment abandonné — d'aéroport nantais à Notre-Dame des Landes, puis du chantier du TGV Lyon-Turin attaqué par le mouvement No TAV (“treno ad alta velocità”). Contre ces chantiers prétendument inutiles débarquent les anticapitalistes et écologistes radicaux, c'est-à-dire violents, — « toujours un peu les mêmes » — donc pas forcément à l'unisson des populations locales. Du point de vue de l'auteur, qui vise notamment Hervé Kempf et son site reporterre.net, la critique radicale tend à présenter les initiateurs de tout projet d'aménagement comme des menteurs ; ces écologistes radicaux partageraient une sorte de « mantra » : pour eux les aménageurs sont des fourbes par essence.
L'occupation de lieux symboliques par des mouvements de protestation contre les inégalités économiques croissantes a trouvé son modèle avec Occupy Wall street et avec les Indignés d'Espagne suite à la crise économique. En France, Nuit debout en fut, selon l'auteur, une pâle copie. « Nuit Debout souffre d'un défaut bien français : un goût immodéré pour une rhétorique classique gauchiste (la “convergence des luttes”) et un tropisme pour les revendications “vintage” (la grève générale immédiate, la fin du capitalisme, la disparition du salariat, la nationalisation des structures de production) “théorisées” par des idéologues prompts à se voir/à se vouloir adoubés comme guides intellectuels. » [Michel Lussault vise Frédéric Lordon et François Ruffin.] Mais il est clair qu'on s'éloigne ici du champ de la géographie.
Là où les propos de l'auteur rejoignent plus spécifiquement le discours géographique c'est quand il analyse ces mouvements moins comme anticapitalistes — une vision très banalisée — que comme anti-urbains. Ces mouvements « urbano-sceptiques » partent du postulat de « l'aliénation urbaine ». Il en résulte une étonnante profusion de « néolocalismes » — c'est peut-être le plus excitant des chapitres du livre — qui emmène le lecteur dans un long périple riche de surprises : l'invention du “slow food”, le mouvement locavore, l'apologie du terroir, les AMAP, aussi bien que le mouvement néo-rural de Pierre Rabhi. Tout ce qu'il faut de dépaysant (c'est paradoxal !) pour l'urbain hyper-connecté des mégapoles. Et puisqu'il est hyper-connecté, le lecteur ira chercher sur internet cartes, plans et photographies dont l'ouvrage fait l'économie.
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Voilà donc un excellent livre qui, plus que des hyper-lieux eux-mêmes, nous parle des citoyens, acteurs du monde (développé) d'aujourd'hui, sans verser dans le journalisme. Un détail toutefois : si l'on comprend bien la nécessité de néologismes, tel le mot “glocalisation” pour associer cette résurgence du local dans la globalisation, reste que le niveau de langue est parfois susceptible de créer un obstacle à la compréhension du plus grand nombre. Dans le jargon sophistiqué de Michel Lussault la géographie est devenue « une anthropologie géopolitique de l'espace (co)-habité » (sic) comme si c'était déchoir d'utiliser l'expression classique de “géographie humaine”. On se surprend à penser qu'un essai qui ne vise pas le seul public des agrégés de géographie — puisque publié au Seuil et non dans une revue confidentielle — mériterait à certains endroits d'être traduit... en français standard.
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• Michel Lussault. Hyper-Lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation. Seuil, La couleur des idées, 2017, 307 pages.