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Si vous ne savez pas expliquer la victoire de François Mitterrand en mai 1981, alors lisez ce livre ! Si le monde des sciences humaines de 1980 ne vous évoque rien, alors lisez ce livre ! Surtout, si vous ignorez tout de la linguistique et de la sémiotique, alors le roman fou de Laurent Binet est fait pour vous... Derrière ce titre propre à un essai, c'est bien d'un roman fou qu'il s'agit avec certes du vrai et beaucoup de fiction.
• Un accident en plein Paris
L'histoire débute par l'accident de la circulation qui coûtera la vie à Roland Barthes, professeur au Collège de France et fort célèbre pour son essai Mythologies publié en 1957. Comme cet intellectuel sortait d'un déjeuner avec le leader socialiste probable candidat à l'élection présidentielle, Jacques Bayard, un commissaire des RG s'intéresse à l'accident, court à l'hôpital où le professeur agonise, et découvre qu'il s'agit d'un assassinat perpétré par un conducteur à l'accent étranger. On aurait dérobé à Barthes un document mystérieux qu'apparemment tout le monde cherche dans l'entourage de Michel Foucault. Le document suscite l'intérêt de Julia Kristeva et de Philippe Sollers, mais aussi des amis de Mitterrand et des ministres de Giscard ! Avant de mourir, Barthes a seulement prononcé un mot : « Sophia ». S'agirait-il d'une femme ?
• Un polar aux facettes de Rubik's Cube
Ainsi commence un polar parodique sous forme d'enquête hilarante dans les milieux intellectuels parisiens. Pour s'y retrouver — car le Roland Barthes sans peine de Burnier et Rambaud ne lui suffit pas — Bayard s'adjoint les services d'un enseignant de Vincennes qui donne des cours de sémiologie, Simon Herzog qui a vite fait de “décoder” le policier à de petits signes : un véritable TP de sémiologie, pages 47-48 de l'édition de poche. L'enquête s'achemine donc vers les milieux des spécialistes de la sémiologie et prend une dimension internationale qui mène les enquêteurs à Bologne où enseigne Umberto Eco, puis à Ithaca, à l'université Cornell. Là, un colloque oppose les tenants de la philosophie analytique (Searl...) à ceux du “linguistic turn” (Derrida...) conséquence des travaux du célèbre linguiste Roman Jakobson qui a découvert les six fonctions du langage (Elles sont très bien expliquées au chapitre 32). Y en aurait-il une septième ? Qui serait une fonction “magique ou incantatoire” ? D'ailleurs Jakobson lui-même, que l'on croyait décédé, interviendra en personne au milieu d'une scène extravagante dans la nuit qui clôt ce colloque diabolique et dont Derrida et Searle auraient été les victimes !
Laurent Binet a retenu les leçons du Da Vinci Code. Il perfectionne l'intrigue “scientifique” en la doublant d'une plongée dans l'univers d'une société secrète, le Logos Club, où les talents des linguistes rencontrent les passions de la rhétorique au cours de mystérieuses joutes oratoires aux issues souvent dramatiques. Pour la lutte suprême, face au Grand Protagoras, le challenger a besoin d'une potion magique : pourquoi pas la septième fonction du langage ?
Laurent Binet s'est aussi inspiré du roman d'espionnage encore très à la mode en ces années de Guerre Froide. Une espionne russe était déguisée en infirmière à la Pitié-Salpètrière, elle s'appelle évidemment Anastasia. Clones de Dupond et Dupont, deux agents d'un pays de l'Est armés de parapluies interviennent pour torpiller l'enquête de Bayard et Herzog. Ledit Bayard ignore que le chef-espion bulgare est en relation avec... Julia Kristeva, qui est d'origine bulgare, tout comme Tzetan Todorov qui signale au policier inculte que « Sofia » est la capitale du pays où il est né. Voilà donc pour la piste bulgare. Quant aux deux Japonais à bord d'une Renault Fuego bleue, c'est la providence qui les envoie sauver Simon Herzog. Et c'est semble-t-il en vain que le commissaire Bayard s'initie au Rubik's Cube, métaphore de son enquête.
• Un regard superbement ironique
Toutes ces éléments propres à un polar, Laurent Binet les agrémente les complexifie ou les camoufle malicieusement. Avec une multitude d'épisodes de la vie sexuelle de divers participants, des scènes crues dans un sauna gay, des scènes torrides dans un amphithéâtre de Bologne entre Simon et Bianca, ou encore à la bibliothèque de l'université Cornell quand Simon et Searle observent une scène de sexe en voyeurs entre des volumes... du Nouveau Roman ! Avec l'attentat sanglant de la gare de Bologne le 2 août 1980 dont Simon Herzog sort indemne pour avoir suivi l'espionne russe qu'il avait conduite au Logos Club. Avec des clins d'œil à la littérature des années 80. Simon Herzog avait participé au clan des Spinozistes contre les Hégéliens (cf. polar de Jean-Bernard Pouy). Au colloque américain, au milieu de réels spécialistes de linguistique, débarque Morris Zapp et sa célèbre réplique « Tout décodage est un nouvel encodage », (cf. David Lodge et sa critique souriante du monde universitaire, Un tout petit monde).
L'ironie de Laurent Binet vise certains de ses personnages plus que d'autres. L'écrivain Philippe Sollers, connu aussi pour ses critiques dans Le Monde des Livres, est particulièrement visé ! Dans l'ensemble c'est très réjouissant, jubilatoire même, et tout à la gloire de plusieurs intellectuels — Umberto Eco en tête.
• Laurent Binet. La septième fonction du langage. Grasset, 2015, 477 pages.