Un essai sur la désobéissance ? Rien à voir avec la question posée par les enfants à l'autorité parentale et traitée dans cet autre essai. Ici, la réflexion est traitée d'un point de vue philosophique en partant d'une idée toute simple mais rarement posée : « la vraie question n'est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais pourquoi ils ne se révoltent pas » selon la formulation de Wilhelm Reich.
Autrement dit, obéissance et désobéissance sont les deux faces d'une même question : comment le sujet réagit-il face à l'autorité, au pouvoir ? De l'obéissance aveugle et forcée, l'analyse passe à la soumission et au conformisme, puis à l'obéissance consentie. Dans un même mouvement l'auteur interroge les étapes de la désobéissance, conduisant de la transgression à la dissidence, à la résistance, à la rébellion. Des exemples pris dans le monde contemporain comme dans l'Antiquité servent de base aux réflexions de l'auteur, en plus de rendez-vous liitéraires avec La Boëtie, Machiavel et Dostoievski.
Le cas du nazi Eichmann, à propos de qui Hannah Arendt risqua l'expression de « banalité du mal », illustre la fierté d'obéir aux ordres, l'absence de sentiment de culpabilité et le refus de toute pensée personnelle et critique. Au contraire, quand le météorologue Eatherly donne son feu vert pour que l'Enola Gay aille bombarder Hiroshima il ne sait pas qu'il passera sa vie entière en « héros repentant » accablé par la responsabilité puis sombrant dans la dépression et la délinquance. Voilà deux obéissants sanctionnés l'un par la peine de mort l'autre par l'hôpital psychiatrique.
Dans l'ensemble, « on obéit aux ordres parce que le coût de la désobéissance n'est pas soutenable » et l'on désobéit en raison de ses principes. Mais il faut y regarder de plus près. Condamné par l'héliée, Socrate boit la ciguë alors que ses amis lui permettent de fuir sa prison ; s'il a désobéi aux dieux d'Athènes, il obéit à ses principes en acceptant la justice rendue selon la loi. Toujours en Grèce, mais quelques siècles plus tôt, les deux frères d'Antigone ne sont entretués et Créon leur oncle est devenu roi de Thèbes. La jeune femme s'oppose au roi qui a interdit les funérailles de Polynice . Ainsi Antigone désobéit au roi mais obéit aux traditions familiales en voulant honorer son frère Polynice.
Moins tragique est le cas de l'écrivain américain H. D. Thoreau qui a passé une nuit en prison pour n'avoir pas payé ses impôts locaux. Thoreau ne s'est pas simplement mis en marge de la société quelques mois durant dans sa cabane au bord du lac : son Journal exprime un refus de l'Etat parce que le gouvernement a fait la guerre au Mexique et pas encore supprimé l'esclavage. Cette posture est compréhensible mais elle ne change rien au cours des choses dans l'immédiat. Si l'auteur s'était voué à réflexion historique il aurait pu écrire que Thoreau a inspiré les jeunes Américains refusant de partir au Vietnam en 1967. Mais l'exemple de l'auteur de Walden lui sert à montrer une posture éthique, celle de l'insubordination individuelle. Tout le propos de Frédéric Gros est bien de souligner l'importance de la réflexion personnelle. Chacun doit penser pour lui-même. Personne d'autre ne peut le faire à sa place.
Si l'originalité du livre réside le choix d'une écriture épurée du jargon abscons caractéristique de certains philosophes — voyez Husserl ou Heidegger ! — il n'en reste pas moins efficace pour aborder de façon pertinente la double question de l'obéissance et de la désobéissance et à ce titre il s'agit bien d'une réussite et d'une lecture à conseiller.
• Frédéric Gros. Désobéir. Albin Michel / Flammarion, 2017, 264 pages.