
Voici encore une saga familiale marquée par l’exil, la mémoire et les troubles identitaires ! Sauf que ce premier roman désoriente fort le lecteur ! non pas tant en bousculant les temporalités, mais parce que l’auteure aborde sans détours la question du genre, la séropositivité, entre culture iranienne et occidentale. On apprécie le style décapant, l’humour caustique et le parler franc. Kimia, la narratrice, appréhende le passé familial au fil des résurgences mémorielles. L’exil la transforme, toutefois elle garde la trace du destin qui présida à sa naissance. « Bientôt je serai désorientale » croyait-elle. Or le passé la hante et ne sachant trop « comment en démêler les fils », Kimia interpelle son lecteur, l’inclut dans ses souvenirs, voire s’excuse de le malmener et lui livre, dans les dernières pages, à toutes fins utiles, l’essentiel de sa généalogie !
• C’est un récit indissociable de l’histoire iranienne récente. Surtout depuis le couronnement de Reza Shah en 1926, l’américanisation de la société qui procura à la jeunesse un sentiment de liberté, jusqu’en 1978 où ce fut elle qui orchestra la révolution, non Khomeiny exilé en France : « la majorité des Iraniens considère l’arrivée des mollahs au pouvoir comme “la seconde invasion arabe” (la première étant celle dévastatrice du VII° siècle qui imposa l’Islam comme religion nationale) » tient à préciser l’auteure. Déjà, lorsqu’il était étudiant Darius Sadr le père de Kimia, « fils de bourgeois », avait parcouru l’Europe, découvert la misère du prolétariat et nourri « le sentiment qu’il avait une dette envers eux, un devoir à accomplir ». Rentré en 1953, journaliste membre du parti communiste iranien, il épousa dix ans plus tard Sara, professeur d’histoire. « Le couple le plus moderne de la famille » rejoignit l’opposition ; souvent contraints de se cacher, Darius, Sara et leurs trois filles quittèrent leur pays en 1981. Ce père peu affectueux a élevé Kimia comme le garçon qu’il espérait ; son assassinat par les services secrets iraniens le 11 mars 1994 reste L’EVENEMENT (en majuscules dans le texte) dont elle repousse sans cesse l‘évocation. Pour elle, le traumatisme fut double car après la disparition de son époux Sara perdit tout sens de la réalité et ne vécut plus que dans leur passé : « son cerveau s’était noyé dans l’eau ».
• C’est aussi le roman de la différence. Emma, la mère de Sara qui lisait dans le marc de café lui avait prédit un garçon ; or en 1971 naquit Kimia ! mais la grand-mère soutint que c’était « une enfant dont le Destin avait dévié le genre ». De plus, la grand-mère paternelle, Nour, dont la jumelle était décédée à leur naissance, mourut alors que Kimia venait au monde ; Bibi, la vieille servante de Saddeq, « Oncle 2 », lui annonça plus tard : « t’auras des jumeaux ». De tels signes dès le berceau devaient marquer l’avenir de l’enfant. On voit l’importance de la maternité dans la culture iranienne de l’époque. Toute jeune, Kimia se montrait rebelle aux règles, fuyait les jeux des filles mais aimait aussi la proximité avec ses sœurs. Lorsque l’une d’elles, LeÏli, la traita de lesbienne, Kimia s’interrogea. L’exil en France allait épanouir ses appétits. Ne supportant plus de vivre avec ses parents dépressifs, elle s’enfuit, rejoint une bande de punks ; à travers la drogue et l’acide elle se cherchait avec une certitude : « je ne suis pas une fille ». Son bac en poche elle vécut de petits boulots entre Londres et Bruxelles. Malgré les apparences elle se découvrait : « les filles déclenchaient en moi un désir plus fort, mais les garçons ne me laissaient pas totalement indifférente.» Donc transsexuelle... Pourtant Kimia choisira la maternité, comme l’en enjoignait Sara, mais en couple avec Anna l’homo et grâce à Pierre, le donneur séropositif. À sa manière, Kimia aura concilié les deux cultures.
• C’est enfin un roman de l’exil. Autrefois l’exode avait stigmatisé sa lignée, ses grands-parents maternels ayant fui le génocide arménien en 1915. À son tour la famille Sadr laissait sa terre natale pour la France, « ce pays refermé sur lui-même, ou personne ne se parle ». « Nous n’avons plus de place nulle part » déplorait Kimia, pourtant « personne ne rate l’étranger » pour son accent, son allure. « La survie est donc une affaire personnelle » conclut-elle. C’est en Belgique qu’elle trouva son équilibre. « Je suis devenue autre, j’ai désappris ce que nous étions » : c’est sa seconde naissance car à Bruxelles « chacun est libre d’être ce qu’il est, de vivre comme il l’entend », « à l’exact opposé de la culture persane (...) mais aussi en décalage avec la rigidité judéo-chrétienne de la culture française ».
Dans ce roman (mais en est-ce un?), Négar Djavadi livre un précieux éclairage sur les révolutions iraniennes et un émouvant témoignage des douleurs de l’exil, sans jamais idéaliser sa patrie ni déprécier la France. Surtout, en campant un personnage borderline, l’auteure aborde de manière originale la question de l’identité. Le déracinement dépouille, induit la découverte de soi et renforce la soif de vivre. Kimia n’a jamais oublié la leçon de grand-mère Emma : « On a la vie de ses risques. Si on ne prend pas de risques, on subit, et si on subit, on meurt, ne serait-ce que d’ennui ».
On souhaite bon vent à cette première tentative romanesque !
• Négar Djavadi. Désorientale. Liana Levi. 2016, 349 pages.
Chroniqué par Kate