Certes, la fiction s'apparente au mensonge, mais l'originalité de ce roman de Ludmila Oulitskaïa réside dans son sujet, sa composition et son personnage principal.
• La romancière, qui a fêté ses soixante ans l'année de la publication du livre en Russie, nous parle sûrement d'expérience avec cette histoire où des femmes tiennent la plupart des rôles. Venant d'un auteur masculin n'irait-on pas crier au sexisme ? En effet, voyez l'incipit.
« Peut-on comparer le bon gros mensonge masculin, stratégique, architecturé, aussi ancien que la réponse de Caïn, avec ces charmants petits mensonges de femmes dans lesquels on ne décèle aucune intention bonne ou mauvaise, ni même aucun espoir de profit ? »
En fait de « charmants petits mensonges », il s'agit surtout d'affabulations pour se donner le beau rôle devant telle ou telle personne. Et ces affabulations débridées qui poussent dans la conversation forment le sujet de ce livre qui se dévore joliment.
On pourrait lire « Mensonges de femmes » comme une série de six nouvelles, chacune ayant son propre titre. En réalité ces textes s'enchaînent pour former un roman à épisodes puisque l'on retrouve de texte en texte un même personnage principal, Génia. L'étiquette “roman” ne tient d'ailleurs qu'à sa présence !
• Personnage récurrent, Génia n'est pas simplement un prénom. Son personnage vieillit au fil des chapitres et le pays peu à peu change. Ça commence à la fin de l'époque soviétique : « Question vin, tout allait bien cette année-là : Gorbatchev ne s'était pas encore attaqué à lui, et les vins de Crimée étaient produits par des sovkhozes, des kolkhozes (…) Par contre, il n'y avait ni sucre, ni beurre, ni lait. » Plus loin on voit le changement s'emparer des individus et de la société. Génia quitte son poste à l'université — et sa thèse de doctorat jamais soutenue — pour travailler dans une télévision privée. On voit apparaître les « nouveaux Russes » qui achètent des villas chères et splendides quand le mari de Génia se contente d'une vieille datcha sans confort. Dans le dernier texte, elle dirige une petite maison d'édition et la femme de ménage qu'elle engage est une rescapée de la guerre en Tchétchénie.
• Dans ce chapelet d'histoires, Génia n'est pas l'affabulatrice mais le plus souvent l'interlocutrice. Quand elle écoute l'histoire d'Irène qui a perdu quatre enfants et raconte une histoire familiale pour le moins rocambolesque (“Diana“), quand elle gobe les inventions de la jeune Nadia qui joue avec ses enfants (“Le grand frère”), quand elle prend à la lettre la confession d'une adolescente qui met en cause un cousin (“Fin de l'histoire”) : c'est elle qui croit — souvent un peu trop vite — ce qu'on lui raconte. Ensuite son rôle n'est plus aussi passif : elle dessille l'esprit de l'étudiante de première année qui a pris une vieille enseignante pour une grande poétesse (“Un phénomène de la nature”), puis, engagée par un cinéaste suisse, elle recueille en vue d'un scénario les confessions de prostituées russes et ukrainiennes (“Une bonne occasion »). Enfin, Génia, — toujours portée à l'empathie et à la charité envers Lilia la pharmacienne devenue impotente et envers Galia qui peine à s'y retrouver sur le marché concurrentiel de la religion — se retrouve victime d'un accident de la route (“L'art de vivre”) : à ce moment-là, ce sont leurs bobards et papotages qui lui rendront l'envie de vivre et de remplir son agenda.
• Maints passages nous permettent de souligner l'humour caustique, l'esprit satirique, de Ludmila Oulitskaïa, toujours à partir de réalités somme toute moins roses, ainsi de l'instabilité des couples, celui de Génia et Kirill inclus. La charge la plus comique concerne les récits des prostituées de Zurich recueillis par Génia. D'abord vient Tamara, avec un récit brillant, plein d'affabulations, et un riche banquier qui va l'épouser ; dans un second temps, elle avoue une situation bien moins mirifique. « Tamara s'appelait Zina, et elle en avait effectivement pas mal bavé. Elle n'était pas de Kharkov même, mais de Roubejnoïe, une ville industrielle de la région, avec une usine chimique, et sa maman n'était pas un amour, mais une ouvrière, une mère célibataire qui buvait, quant à son papa en uniforme blanc, c'était un pur produit de son imagination, de même que le beau-père qui l'avait violée dans son enfance, mais tout cela Génia ne devait l'apprendre que deux jours plus tard, en se promenant avec Tamara au bord du lac Léman. » Quand vient le tour de la suivante, Génia entend à peu près les mêmes discours, bâtis sur un même canevas. Le comique de répétition est à éclater de rire. Et pour finir, une autre fille prend Génia pour... une espionne russe ! Se moquer du KGB ce n'est pas bien Madame Oulitskaïa, vous vivez dans la Russie de Vladimir Vladimirovitch !
• Ludmila Oulitskaïa. Mensonges de femmes. Traduit par Sophie Benech. Gallimard, 2007, 187 pages. Existe en Folio.