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Née en 1964, Anne Weber n'a pas connu son grand-père et a fortiori son arrière-grand-père. Voilà déjà une raison suffisante pour partir à leur recherche, or la nécessité de ce récit s'accroît du point de vue de l'auteure rien qu'à prendre en compte leurs parcours individuels et leurs personnalités apparemment très divergentes. Les écrivains qui consacrent des livres entiers à découvrir leurs ancêtres ne manquent évidemment pas, mais Anne Weber a quelque chose de plus à dire. Elle s'interroge sur le sens d'être Allemand aujourd'hui (même si elle vit en France) tandis que le sentiment qu'une « montagne » la sépare d'un grand-père nazi, voire d'un arrière-grand-père pasteur. En même temps qu'il dessine deux portraits, son livre recherche donc le chemin compliqué qui mènerait de l'un à l'autre et d'eux à elle qui ne porte pas le nom — Rang — de ces aïeux-ci.

L'arrière-grand-père, touché par une vocation tardive, devint pasteur luthérien dans la région de Poznan en un temps de germanisation active. Mais, philosophe lecteur de Nietzsche, il ne trouva pas de satisfaction dans cette aventure, quitta cette charge et entreprit de rédiger un ouvrage qui devait s'intituler Règlement de comptes avec Dieu. Le goût pour le débat d'idées l'amena aussi à l'histoire de la littérature et à l'écriture d'essais, tout en fréquentant de célèbres intellectuels juifs (Martin Buber, Gershom Sholem, Walter Benjamin...). Philosémite, il s'apprêtait à fonder avec eux une revue culturelle lorsqu' éclata la guerre en 1914. Voilà donc cet homme, qu'Anne Weber appelle non pas « Florens Christian Rang » mais « Sanderling », comme « le bécasseau qu' [elle a] souvent vu courir au bord de l'eau, avançant et reculant au gré du ressac » puisqu'en effet cet homme a fort varié dans sa vie. Le récit le montre effectivement comme un patriote prussien arrogant — tel von Kleist à qui il consacra un essai — jusqu'à ce que l'un de ses fils soit tué sur le front en Champagne en 1915. La paix revenue, il souhaitera dans un livre publié en 1924, Deustche Bauhütte, que l'Allemagne s'engage dans la voie de la réconciliation et participe à la reconstruction de la France.

Mais ce qu'Anne Weber tend à retenir au point d'en faire un leitmotiv — toute à son inquiétude de trouver une explication de l'engagement nazi du grand-père — c'est une réflexion de Sanderling visitant près de Poznan un hôpital psychiatrique et demandant à un interne au milieu des malades mentaux : « Pourquoi n'empoisonnez-vous pas ces gens ?» Quand on sait que le III° Reich commença par gazer et brûler les malades mentaux avant d'entreprendre d'exterminer les Juifs, il vous vient l'hypothèse que le ver était déjà dans le fruit avant même l'échec de la république de Weimar.

Des fils de Sanderling, celui donc qui est le grand-père de l'auteure rejoindra effectivement les SA en 1934 — au prétexte de conserver sa position sociale et professionnelle —, puis le NSDAP et finalement les SS. Il leur rédigera des rapports sur les publications de divers auteurs, tout en habitant avec femme et enfants dans un immeuble dont les SS occupaient le rez-de-chaussée. Ce même grand-père, « devenu très croyant » après la guerre, après les séances de dénazification, rejettera sa petite-fille... Bonjour l'ambiance !

Voilà comment Vaterland a vu le jour. « Quand j'étais enfant, je pensais qu'il n'y avait plus de Juifs, que nous les avions tous tués » confie l'auteure en évoquant son malaise qui la rendait même incapable de prononcer le mot Juif ou le mot Auschwitz. Un sentiment de honte et la conscience d'un « fardeau » à supporter la conduisent à entreprendre des recherches sur ses aïeux et à se rendre sur les lieux où ils ont vécu, ainsi que sur les lieux où les malades mentaux ont été exterminés. La genèse de Vaterland participe donc d'une mise en examen des aïeux (d'où le titre allemand Ahnen), avant d'évoluer en une interrogation sur l'identité allemande, la « germanitude » comme disait déjà Sanderling décédé bien avant l'arrivée au pouvoir des nazis. C'est par essence une interrogation sur la culpabilité du fait d'appartenir au peuple qui a organisé le génocide, une méditation sur la responsabilité collective et plus encore individuelle. La tache est indélébile, comme le mot de passe de la BNF que l'auteure avait choisi, ainsi qu'elle le raconte ironiquement dans l'incipit.

Tout au long de ce récit poignant il ressort une volonté d'expier, un besoin non pas d'effacer quelque chose d'impardonnable, mais de prendre sur soi dans un élan d'empathie pour les victimes. L'auteure ne cache rien de ses tourments et nous montre avec dignité ce qu'on pourrait appeler son chemin de croix. Ses tourments n'en finissent pas de ressurgir, plaquant sur l'image d'un tableau admiré au musée Wallraf-Richartz celle du « tri » « des hommes qui descendent d'un train, et qu'on emmène à une rampe » laissant l'auteure « choquée d'avoir vu un SS derrière le Christ ».

Stefan Lochner. Jugement dernier, XV° s. Musée Wallraf-Richartz, Cologne.

 

Ce livre poignant, étayé de nombreuses citations des œuvres de Sanderling, traduites de l'allemand par l'auteure elle-même, indique à quel point sept décennies après la chute du régime de l'agitateur fou et moustachu, la littérature allemande conserve la marque d'un passé dramatique.

 

Anne Weber. Vaterland. Editions du Seuil, 2015. Collection Points, 2017, 235 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ALLEMANDE
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