
• Ces voix sont jeunes. Ce sont celles de gamines ou de jeunes filles, huit fois sur dix. L'âge des narratrices âge avance jusque vers vingt-trois ans, dans le cas de la sœur du garde-forestier qui tient la buvette du Parc national. Les deux narrateurs, un soldat garde-frontière et le réceptionniste d'un hôtel, doivent eux aussi avoir autour de vingt ans. Les adultes sont en arrière-plan, témoignant généralement de vies cassées, marquées par la guerre comme le cordonnier du “Sablier”, par le veuvage, la stigmatisation, l'inconduite, la violence ou la faiblesse des hommes.
L'entourage de ces personnages est hostile, émaillé de crises familiales ; ils vivent dans un environnement à leur image souvent moche, voire déglingué. Les relations familiales sont plutôt frustes et même brutales. Un père met le feu aux cheveux de sa fille rentrée « seule avec Florian le tsigane ». Un autre tsigane, Sasa, violoneux celui-là, est arrêté par les gendarmes à la fin de bal du mariage : il avait tué sa femme avant de venir jouer. « Mon père a déjà perdu trois retraites au jeu » dit la première narratrice : démon du jeu ou fléau de l'alcool, on hésite. L'alcoolisme est présent, et pas seulement dans la nouvelle “La Soif” où une gamine dont l'oncle meurt d'une cirrhose va acheter la bière à la cantine pour son grand-père. La santé est ravagée, l'industrie déverse des déchets dans des lacs, les dents sont gâtées, les soins dentaires sont trop loin, à la ville, ou trop chers. La scolarisation a été limitée et on est à la limite de la marginalisation, dans une société de seconde catégorie.
La peinture de la misère psychologique donne la tonalité générale de ce recueil. Il y a un besoin d'intimité des corps pour compenser. L'équilibre mental est incertain. Rencontrée à l'incipit, une jeune fille venue de la campagne va à une audition et récite les éléments du tableau de Mendeleïev et l'on dit que son frère est demeuré. Une autre nouvelle : « Je suis entouré de dingues, dis-je à Maria. Elle rit, et dit en riant : Naturellement. Qui est normal ici ? La folie, une maladie du peuple, comme la tuberculose autrefois. Un quart de la population du village au moins est ainsi. C'est héréditaire. Ils ont tous des liens de parenté, regarde-les » (“Le Manque”). Ailleurs, on croise le crétin du village, exhibitionniste, et une mère qui sort de l'hôpital psychiatrique et qui se pend, faute d'avoir été assez soutenue par son mari et par ses deux fils. Le mari est surtout embêté d'avoir dû payer cher le curé pour qu'elle soit inhumée dans le cimetière plutôt qu'à l'extérieur.
Mais dire ce malaise, ce mal-être, ne coule pas de source : à la lecture on hésite souvent dans l'interprétation, et de là vient une bonne part de l'originalité de l'écriture. Le réceptionniste amateur de boxe couche-t-il avec sa belle-sœur Maria ? Luisa est-elle la maîtresse du mari dont la femme se suicide ? La dernière narratrice a-t-elle tué le gardien du château et voulait-il abuser d'elle ? « J'aurais dû être plus gentille avec lui » avait-elle pensé le jour d'avant...
• Ces textes laissent entrevoir une Europe centrale pauvre, rurale et arriérée, pleine de rancunes. L'Histoire des conflits du siècle y est pour beaucoup puisqu'on évoque « la langue de l'ennemi » (“Le cas Ophélie”). À cause d'une Trabant que pilote la mère de la narratrice du “Sablier” qui chante aux fêtes locales, on sait que ça se situe à l'est du rideau de fer. À cause de la frontière aux miradors, et des marais peuplés de roseaux où le grand-père du “Lac” conduit d'aventureux migrants vers le pays voisin, on est porté à l'hypothèse que Terézia Mora a situé ces nouvelles dans sa région natale près du lac de Neusiedl à la frontière avec l'Autriche — ce que confirme la quatrième de couverture.
On a l'impression d'un pays qui a vécu une décadence : le château du dernier texte est délabré, il a servi de remise à du matériel agricole, ce qui n'étonne pas vu l'expropriation des aristocrates par le pouvoir communiste après 1945. Dans le premier texte, la jeune fille évoque une cuvette marquée du monogramme F.N.E. comme signe que sa mère ou sa grand-mère ont eu des relations avec le châtelain et « Tante Ella pense que nos cheveux blonds sont un héritage des comtes ». Dans le dernier texte, “le Château”, une autre jeune fille en route vers la frontière se réfugie dans un château : dans une galerie « des putti tenaient des guirlandes de fleurs composant les lettres F, N et E. » Initiales d'un hobereau d'un temps disparu ? Disparu, mais pas regretté. On est loin du romantisme à la Sissi et du beau Danube bleu !
• Terézia Mora. Étrange matière. Traduit de l'allemand par Monique Rival. L'esprit des péninsules, 2002, 271 pages. [Publication originale : Seltsame Materie, Rowahlt, 1999].