Si nous n'en sommes ni innocents ni coupables, il est pourtant clair que le passé familial pèse sur certaines personnes plus que sur d'autres. Le journaliste suisse Sacha Batthyany, rejeton d'une famille d'aristocrates magyars, en fait brutalement l'expérience quand une consœur lui apprend que sa tante Margit a participé à un massacre de Juifs en 1945.
La nouvelle stupéfiante le conduit à enquêter auprès de ses proches, aux archives, sur les lieux du drame, et à se retrouver dans le cabinet d'un psychanalyste. Il en ressort ce livre absolument remarquable, sous-titré à la fois “Un crime en mars 1945” et “L'histoire d'une grande famille hongroise”.
En mars 1945, les aristocrates vivent les derniers moments de leurs privilèges tandis que les troupes allemandes se battent contre les Russes pour le contrôle de la Hongrie, alliée du Reich. En même temps, Eichmann s'est installé à Budapest pour superviser la déportation des Juifs de Hongrie. Le château de Rechnitz où vivent Les Batthyany est réquisitionné par les Allemands qui regroupent dans les dépendances les familles juives du bourg proche ; cette cohabitation n'empêche pas les aristocrates de participer à des fêtes avec les officiers. Un soir, quand leur chef se voit intimer l'ordre d'aller à la gare voisine avec ses soldats pour exécuter 180 ou 200 Juifs en transit et suspects de typhus, Margit Thyssen-Batthyany les accompagne.
Ivan et Ferenc, les deux frères Batthyany avaient épousé l'un Margit, l'autre Maritta, la grand-mère du narrateur. Contrairement à ce que le lecteur pouvait attendre au début, l'enquête du journaliste se porte moins vers le scandale de l'accompagnement des nazis par la grand-tante que vers ce qu'a vécu Maritta. Une scène en particulier revient en boucle dans son livre : parents de son amie Agnès, les époux Mendl après avoir vainement demandé aide au vieux comte, sont abattus par un soldat et elle, Maritta, qui a assisté à tout, n'est même pas intervenu en leur faveur. Sa vie sera marquée par la conscience de sa culpabilité au point, bien plus tard, d'écrire des centaines de pages de souvenirs, où le narrateur, après s'en être imprégné, se saisit de cette culpabilité qu'il tend à ramener jusqu'à lui.
C'est ainsi que revêtu de la culpabilité de Maritta, il s'envole vers l'Argentine pour témoigner auprès d'Agnès qui a survécu à Auschwitz-Birkenau, mais dont les filles ne tiennent pas forcément à ce que tout soit déballé devant Agnès affaiblie par le grand âge et qui croit toujours que ses parents se sont suicidés dans la cour du château.
Dynamisé par sa quête personnelle, le narrateur embarque son père pourtant resté éloigné de toutes ces tragédies familiales, jusqu'au camp dans l'Oural où le grand-père Ferenc avait attendu 1955 pour être libéré et rentrer à Budapest retrouver Maritta spoliée de sa fortune par la dictature communiste et le fils de douze ans qu'il n'avait encore jamais vu.
Passant de la tranquillité de Zurich aux différents lieux du drame familial le narrateur sent toujours un malaise en retrouvant la Confédération où ses parents s'étaient installés après avoir fui Budapest en 1956. « Ne me sentais-je pas toujours coupable parce que tout allait trop bien en Suisse ? »
Alors que domine le récit à la première personne, qui brise allègrement la chronologie sans pour autant verser dans les complications d'une histoire en train de s'écrire entrecoupée d'extraits des journaux intimes de Maritta et d'Agnès, il imagine seulement, un soir d'été au bord du lac Balaton, la rencontre entre deux bourreaux autour d'une bière : celle du soldat qui a abattu les Mendl en leur tirant dans le dos et du gardien du goulag qui a mis Ferenc au cachot. Nazisme et communisme se retrouvent ainsi à parts égales à l'origine des drames vécus par la famille du narrateur.
• Sacha Batthyany. Mais en quoi suis-je donc concerné ? - Traduit de l'allemand par Niels Christopher. Gallimard, 2017, 293 pages.