Étonnant roman que ce “2017” d'Olga Slavnikova, moins par son titre que par son sujet, ses personnages, ses thématiques. Serait-ce le grand roman russe attendu depuis que la littérature russe a tourné la page de l'époque soviétique ?
Le titre est on ne peut plus clair. Ce très riche roman se déroule entre le 7 juin et le 7 novembre 2017 sur fond de commémoration du centenaire de la Révolution, particulièrement du coup d'État bolchevique. Autant dire que l'auteure a choisi de prendre le point de vue de l'anticipation car son livre a été publié en Russie dès 2006. L'action se passe dans la métropole de l'Oural, à Iekaterinburg qui n'est pas directement nommée mais identifiable entre autres par son aéroport, Koltsovo, mentionné dans une conversation des deux personnages principaux — et c'est aussi la ville natale d'Olga Slavnikova en 1957 quand elle s'appelait Sverdlovsk. Une avenue Tatitchev garde le souvenir du grand-maitre des mines des tsars du XVIIIème siècle qui fixa à l'Oural la frontière de l'Europe.
Si le roman contemporain abonde en créatures rapidement esquissées et en narrateurs maintenus dans l'anonymat, tel n'est pas le choix d'Olga Slavnikova dont les multiples personnages sont plutôt bien campés. Le personnage principal, Ivan Krylov, est l'époux séparé de Tamara, une riche femme d'affaires. Féru de pierres précieuses depuis son enfance passée dans une ville d'Asie centrale — « le Grand Mogol, l'Excelsior, le Florentin, le Shah : les noms des diamants mondialement connus étaient une musique à ses oreilles » — il travaille comme lapidaire dans une officine clandestine au service du professeur Vassili Petrovitch Anfilogov dont il suit par moment les cours. Anfilogov s'est lancé à diverses reprises dans la prospection minière à la recherche de rubis quelque part dans le nord de l'Oural — que la romancière maquille sous l'antique appellation des monts Riphées. Après le nouveau départ d'Anfilogov vers sa zone de prospection, Krylov est devenu l'amant de la soi-disant Tania sans savoir qu'elle est Ekaterina, la nouvelle épouse du professeur — ainsi cache-t-elle à Krylov sa véritable identité. Comme la Russie de 1917 qui jouait son destin entre deux révolutions, Krylov oscille lui entre deux femmes : Tamara qu'il revoit et qui rêve de le reprendre, Tania avec qui les rendez-vous se déplacent sans cesse sur la carte de la ville. Aventure qui n'est pas si facile car « toutes les cartes avaient été falsifiées à l'époque soviétique par crainte des espions ».
Avec le retour du capitalisme sauvage, Tamara Krylova a fait fortune dans la construction et les travaux publics avant de prendre le contrôle de Granit, une entreprise de pompes funèbres très originale qui ose, entre autres, proposer une loterie aux parents des défunts. Malheureusement quatre Russes ont été victimes d'un cyclone tropical qui a ravagé l'île paradisiaque où ils avaient gagné un séjour de rêve. Dymov, ancien protégé de Tamara devenu producteur de télévision, n'hésite pas à la mettre en cause au cours d'une émission où il révèle aussi que son entreprise de construction est responsable de malfaçons qui ont causé l'empoisonnement au cyanure d'une vaste région des monts Riphées. Le scandale qui éclate alors pousse Tamara, revenue d'un voyage-éclair à New York, à se réfugier dans l'appartement secret et sécurisé de Krylov en attendant que ses avocats ne la tirent d'affaire.
Sur ces entrefaites, le professeur Anfilogov et son aide Kolia meurent d'empoisonnement dans leur nouvelle expédition au milieu d'un paysage « d'une beauté terrifiante ». Mais les pierres précieuses qu'ils devaient rapporter excitent des convoitises. Un mystérieux gang emploie un espion, Viktor Zavalikhine, pour suivre les allées et venues de Krylov et de la femme du professeur susceptibles d'être les premiers à l'accueillir à son retour de la forêt magique. Comme Tamara, Krylov est donc dans une situation dramatique et l'histoire tend vers le polar, mais pas seulement.
La description de la nature occupe une large part dans l'intérêt que présente ce roman magnifiquement composé. L'auteure n'hésite pas à traduire l'enchantement de la forêt en faisant ressurgir « le Grand Python », « la Fille de Pierre », « la Maîtresse de la Montagne », ou encore « Boucle d'Or ». Sortis du conte traditionnel, ils rôdent dans cette taïga où s'aventurent les téméraires chercheurs de corindons en dépit de la crise écologique. Et d'un autre côté, l'auteure franchit les limites des technologies avancées quand les souvenirs de présence humaine dans une pièce prennent la forme d'hologrammes évanescents, ou en inventant le portable hyper sophistiqué de l'espion Zavalikhine mis au point par l'informaticien Dronov.
La Russie post-soviétique est pas mal étrillée par la romancière. Elle se gausse des autorités locales « peu éclairées » constate le retour du religieux : « Le retour aux sources est observable partout. Des jeunes prêtres à la barbe soigneusement peignée parcourent la ville dans de lourdes Volga » tandis que les Riphéens « allument désormais les cierges devant les icônes ». « L'humanisme est mort » écrit-elle, résumant plus loin l'histoire des nouveaux riches, apparus dès la grande vague de privatisations, qui a généré une ère de violence et de mafias. Les heureux survivants ont expédié leurs capitaux en Suisse : Anfilogov possède une maison à Zurich, et sa veuve s'apprête à retrouver à Genève des capitaux bien placés. Tamara témoigne de la propension à la corruption dans cette époque où elle a bâti sa fortune : « Je pensais qu'Or-Nord était une entreprise fantôme » et « Je me suis payée pour un projet inexistant » avoue-t-elle à Krylov. « C'étaient des escroqueries pures et simples... Les faux entrepreneurs se faisaient souvent tuer par balle ou se retrouvaient en prison, surtout après la chute de la pyramide financière MMM ». Triste époque.
La romancière ironise aussi sur la vogue de la chirurgie esthétique et les traitements anti-âge dont raffolent les plus riches tandis que la commémoration de 1917 devient une sanglante mascarade dès le fiasco de la Fête de la Ville qui nécessita l'intervention des forces fédérales. Sortant de vieux uniformes de gardes rouges et d'officiers blancs, ou les réinventant, des bandes redoutables font déraper les fêtes de commémoration en assauts sanguinaires dans toute une série de villes comme dans la métropole où le roman se déroule. Raison de plus pour se faire oublier un temps, comme Tamara, ou prendre le large vers l'étranger comme Tania, ou vers l'eldorado minier comme Krylov.
Jouant des codes du polar et du thriller, mêlant roman d'aventure et roman d'amour, corrigeant le merveilleux d'une goutte de dystopie et de politique-fiction, « 2017 » pourrait très bien rester comme le grand roman russe du début du XXIème siècle.
• Olga Slavnikova. « 2017 ». Traduit par Christine Zeytounian-Beloüs. Gallimard, 2011, 498 pages.