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Avec ce roman initialement paru au Brésil en 1969, Jorge Amado invente un personnage attachant, Pedro Archanjo, qui lui sert, entre autres, de support pour illustrer la question du métissage dans son pays.

Son personnage est né à une époque où l'esclavage n'avait pas encore été aboli. Le père mort à la guerre contre le Paraguay, Pedro a eu l'enfance d'un gamin pauvre de Bahia ; surtout il était métisse dans une société très conservatrice, dominée par les arrogants colonels propriétaires d'immenses fazendas. Très vite, prenant des notes dans ses carnets, il s'est intéressé aux traditions populaires, à la vie quotidienne, aux influences africaines dans la culture, aux ancêtres africains des familles bahianaises, et même à la cuisine locale. De tout cela il fait quatre minces volumes, comparables à la littérature de colportage, et qui vont le faire passer, aux yeux de quelques personnes éclairées, pour le pionnier de l'anthropologie à Bahia. La publication de ces brochures n'est rendue possible que par l'amitié de Lídio Corró, un artisan imprimeur et propriétaire de la Boutique des Miracles, car il s'est spécialisé comme peintre d’ex-voto qui seront accrochés dans l'église de Nosso Senhor de Bonfim. La boutique, où l'on fait des soirées lanterne magique pour les voisins est située au n° 60 de la montée du Tabuão, dans le célèbre quartier de Pelourinho.

En mettant un pied dans le monde des sciences humaines alors qu'il n'est qu'appariteur à la faculté de médecine, Archanjo s'attire d'ironiques reproches et les foudres des professeurs, membres de l'élite locale, presque tous partisans de la suprématie des Blancs et de la pureté de sang en ce début de XXe siècle. L'un de ces pontes propose d'expédier les métisses en Amazonie et de renvoyer les Noirs en Afrique ! Archanjo, lui, n'a aucun préjugé raciste, et il prend les opinions extrémistes avec philosophie mais sans désespérer. À la fin de ses jours, en 1943, il participe encore allègrement aux manifestations anti-nazies tandis que le Brésil déclare la guerre et va envoyer des soldats en Europe.

La vie privée de Pedro Archanjo est une suite d'aventures sentimentales dans son quartier de Bahia riche de femmes séduisantes (Rosa de Oshala, Dorotea, etc) sans oublier une Suédoise de passage dont il aura un enfant là-bas, en Scandinavie. Plus encore, sa vie est rythmée par le candomblé — Bahia en est la capitale — et voici notre Archanjo incarnant Ojuobá au milieu des autres orishas du terreiro qu'il fréquente régulièrement. Pour qui ne connaît pas le candomblé, le roman d'Amado en constitue une véritable initiation, voire une invitation à lire l'ouvrage de Roger Bastide dans la collection Terre humaine. Il est intéressant de noter qu'au début du XX° siècle, le candomblé est rejeté par les élites blanches et même combattu par la police durant toutes les années 1920, comme la capoeira, alors qu'aujourd'hui ce sont des incontournables de cette région.

Par ailleurs, ce roman fait vivre une multitude de personnages, surtout gens de métier. Des hommes sont fabricants de tambours, peintres primitifs, graveurs sur bois, sculpteurs taillant dans le bois des orishas. Des femmes sont guérisseuses, marchandes d'herbes au pouvoir magique, ancienne demi-mondaine à Paris comme Zabel — justification des expressions en français dans le roman—, ou prostituées. Les notables habitent ailleurs. Le major Damião de Souza et Pedro Archanjo ont toutefois accès aux deux mondes. Et la fierté d'Archanjo sera de pousser dans les études jusqu'à devenir brillant ingénieur et architecte un jeune mulâtre du nom de Tadeu, laissé sous sa protection par sa mère Rosalia, une jeune fille abusée qui « fit le métier à Alagoinhas » et qu'il avait rencontrée au Terreiro de Jésus.

Le récit n'a rien de linéaire, il commence quand la crise cardiaque met fin à la vie de l'anthropologue amateur mais clochardisé qu' Ester la prostituée a recueilli dans les combles de son « château ». La narration est rendue — légèrement — compliquée par le fait que la biographie se présente (quoique de manière peu convaincante) comme le résultat des recherches et du travail d'un poète, Fausto Pena, qui, accompagné de la belle Ana Mercedes accueille un éminent universitaire nord-américain, James D. Levenson, prestigieux lauréat du Prix Nobel des... sciences humaines, débarquant pour célébrer Pedro Archanjo en pionnier de l'anthropologie et de la sociologie à Bahia. Dans la foulée de cette réception, la presse locale organise en 1968 la commémoration du centenaire de la naissance de l'homme célèbre mais qu'apparemment pas grand monde ne connaît puisqu'on doit recruter des publicitaires pour diffuser son nom et en faire une figure glorieuse. La visite de Levenson est plus qu'un événement mondain, c'est un événement politique (le Brésil est sous une dictature militaire) et culturel aussi, un peu comme lorsque Jean-Paul Sartre fut reçu au Brésil en septembre 1960 et que Jorge Amado lui organisait avec sa femme Zélia Gatai tout un programme de visites.

Quant à l'écriture, particulière et brillante, de Jorge Amado, elle “tombe” par moments sinon dans l'emphatique, l'empâté, ou l'empilement, du moins dans l'excès ornemental que certains rapprocheront du décor rococo des vieilles églises de Bahia ou d'Olinda. À preuve le passage où, pour inaugurer la conférence de presse, Ana M. se dirige vers Levenson, « le nombril en évidence », et dans « une cadence de porte-étendard de défilé de carnaval » :

« Les femmes frémirent, soupirèrent à l'unisson, défaites, paniquées. Ah ! Cette Ana Mercedes était une véritable petite putain, une journaliste racoleuse, une poétesse de merde — Qui ignorait, d'ailleurs, que ses vers étaient écrits par Fausto Pena, le cocu du moment ? « Le charme, la classe et la culture de la femme bahianaise étaient représentés comme il faut dans la géniale conférence de presse de James D., les jeunes personnes férues d'ethnologie, les ravissantes jouant les sociologues... » écrivit dans son papier l'excellent Silvinho ; quelques-unes de ces dames possédaient, d'ailleurs, d'autres mérites que leur beauté, leur élégance, leurs perruques et leur compétence au lit : elles possédaient des diplômes des cours d'“Usages et coutumes folkloriques”, “Traditions, histoire et monuments de la ville”, “Poésie concrète”, “Religion, sexe et psychanalyse” sous l'égide de l'Office du tourisme ou de l'École de théâtre. Mais, diplômées ou simples dilettantes, adolescentes agitées ou irréductibles matrones à la veille de leur deuxième ou troisième opération de chirurgie esthétique, elles sentirent toutes la fin de leur loyale concurrence, l'inutilité d'un quelconque effort : audacieuse et cynique, Ana Mercedes les avait devancées et avait pris sous sa coupe le mâle représentant de la science, sa propriété privée et exclusive. Possessive et insatiable — « chienne insatiable, copulative étoile » dans les vers du lyrique et malheureux Fausto Pena — elle n'allait le partager avec personne, finies les espérances d'une quelconque compétition. » (Ce morceau de bravoure figure aux pages 32-33 de l'édition J'ai Lu).

Comme Dona Flor et ses deux maris, ce monumental roman-fleuve illustre à merveille la fougue, l'humour, les qualités (et les défauts) de Jorge Amado écrivain emblématique de Salvador de Bahia, ville où il est mort en 2001. Certains lui préféreront des œuvres plus courtes et plus sobrement écrites telle La Découverte de l'Amérique par les Turcs.

 

• Jorge AMADO. La Boutique aux miracles. Traduit du portugais par Alice Raillard. Réédition J'ai Lu, 2015, 446 pages.

 

 

Tag(s) : #BRESIL, #AMERIQUE LATINE
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