
Kamel Daoud a emprunté le détour du conte oriental pour se livrer au plus intime de lui-même. Durant les trois nuits où son père agonise, Ismaël déroule un feuilleté narratif dense et litanique comme les psaumes. Le réalisme magique y compense la violence de la vie quotidienne dans le petit village algérien d’Aboukir.
Ismaël, surnommé Zabor, semble le double de Kamel Daoud qui lui prête sa passion pour l’écriture. Toutefois, tout personnage de conte demeure un être hors normes, doté d’un étrange pouvoir : la rencontre de la langue française, la découverte de Shéhérazade ont métamorphosé l’adolescent introverti en un homme sûr de lui. La littérature l’a révélé à lui-même en le libérant de son enfance douloureuse, en l’amenant à considérer avec recul, sans jamais les condamner, autant la religion des siens que leurs usages sociaux.
Remarié, le riche boucher Hadj Ibrahim a jadis répudié la mère d’Ismaël. Ce père mégalomane a toujours rejeté cet enfant chétif, « cette punaise tordue » à la « voix de chevreau ». Orphelin de mère à deux ans, sa tante Hadjer l’élève à Aboukir. La vue du sang d’un mouton égorgé par son père pour l’Aïd l’a traumatisé tout jeune ; s’en suivirent des crises épileptiques, de nombreux malaises, prémisses à l’émergence de son don. Il cessa très tôt de fréquenter l’école coranique et découvrit, à treize ans dans « la maison du bas » douze romans français naguère abandonnés par un colon. Zabor s’attacha en particulier à Robinson Crusoe : comme le perroquet Poll, il comprit qu’il manquait de mots pour déchiffrer le grand livre du monde, car « il faut un père pour donner des noms aux choses ». Il apprit seul le français et « (sa) découverte de la langue française fut un événement majeur » écrit-il : « elle guérit mes crises, m’initia au sexe et au dévoilement du féminin, et m’offrit le moyen de contourner le village et son étroitesse ». Ainsi « l’écriture est la première rébellion » du jeune homme. Les Mille et une Nuits contribuèrent à la conscience de son pouvoir : Shéhérazade conte pour repousser sa mort, Zabor écrira pour abolir la sienne, celle d’Aboukir et de ses habitants. Car il croit à « la prééminence de la mémoire sur la mort » : si le romancier oublie, alors « la mort se souvient ». C’est sa loi de la Nécessité, une « obligation éthique » d’écrire un livre « herculéen », tel un talisman.
Sur les pages de plus de trois mille cahiers qu’il enterre sous les caroubiers, Zabor consigne tout ce qui l’entoure, se fait l’égal de Dieu grâce à une nouvelle « écriture sacrée », le français. Dans la magie du conte il sauve de la mort famille, amis et inconnus. Il a vingt-huit ans, a choisi l’incroyance et refusé la circoncision. Il a échappé à son père grâce au français : « cette langue m’a libéré » confie-t-il.
Elle lui fit découvrir « le sexe et le voyage », enflammant autant son corps adolescent que son imagination. K. Daoud l’oppose à la langue arabe, « ardue, fascinante mais sourde et bavarde », ayant « peu de mots précis pour notre vie de tous les jours » déplore-t-il. Par ailleurs, même s’il ne partage pas la foi des siens, Zabor-Daoud n’est pas islamophobe : « je n’étais pas devenu incroyant mais je regardais ma religion comme un manuel épuisé ». Il cerne les limites du Livre Sacré que « l’on récite sans le comprendre » car, dans les madrasas « il n’est jamais expliqué ni commenté ». Selon lui, dans sa culture, « lire c’est être dominé par la loi » : le Livre ne permet pas de déchiffrer le monde ; il écrase le croyant au nom d’un hypothétique paradis.
Zabor évoque souvent la condition de la femme musulmane : sa mère répudiée, Djemila, son amour secret, divorcée et « condamnée à vivre comme une décapitée (…) sa tête tranchée, séparée de son corps ». En effet, « après le divorce, la femme s’immole lentement et devient le centre de vigilances qui la dépècent. Elle n’est plus que feu à surveiller, sexe rusé, honte possible ».
Le français fut la thérapie salvatrice de Zabor alias Daoud. Avec ce conte superbe et fascinant, le romancier confirme sa maîtrise de la langue et dévoile ses désirs, ses quêtes, symbolisés par la métaphore qui « va du corps vers le ciel ». Un véritable écrivain qui mérite les plus hautes récompenses !!
• Kamel Daoud. Zabor ou Les psaumes. Actes Sud, 2017, 328 pages.