
L’auteur maîtrise l’art du conte traditionnel où le merveilleux s’allie à la réalité parfois cruelle, où le fil narratif tisse la violence à la célébration de la nature afin d’éveiller les consciences. Cette fable se déploie comme un chant à la louange de l’amour maternel, du courage et de l’abnégation de You Sipo pour que ses petits deviennent des « gens complets », des êtres humains comme les autres.
À dix-huit ans, You Sipo chantait au jour de son mariage avec You Shitou un air d’opéra. Tout était bonheur et espoir. Mais naquirent trois filles et un garçon tous « idiots » ; « Mon père souffrait d’épilepsie » avoua You Shitou au médecin qui ne sut que répondre « C’est une maladie qui se transmet en sautant les générations ; même le plus fameux serait incapable de la guérir. Rentrez chez vous et réfléchissez à ce que vous pouvez faire pour ceux-là » : non coupables mais responsables, les parents !
Le père se noya de désespoir, « tué par la peur de l’avenir » ; You Sipo entreprit alors de lui faire payer sa lâcheté, le harcelant de ses propos injurieux : alors You Shitou apparaissant tel un fantôme, tenta de se racheter en la guidant de ses conseils : cette prosopopée constitue le principal ressort magique du récit.
You Sipo peinait à faire rendre sa terre et à canaliser ses idiots, rejetée par les paysans du village dont elle avait ruiné la réputation, censée porter malheur et « transmettre le crétinisme » lors d’une naissance. À cinquante ans elle avait réussi à marier son aînée à un boiteux retardé mental, la seconde à un borgne : deux couples aux vies misérables..
Voici qu’à vingt-huit ans déjà la troisième réclamait un époux, non un attardé comme ses sœurs mais un « gens complet ». Témoin de ses relations incestueuses avec son frère, la mère partit lui chercher homme. You Shitou mit sur sa route Wu Shu, veuf pauvre mais complet, véritable « arnaqueur » qui exigea blé et économies. You Sipo se laissa tout voler pourvu que sa fille N° 3 ait un époux normal. Mais voici que surgit le gendre borgne : la N° 2 enceinte allait mal et un vieux praticien avait prescrit pour la guérir une décoction d’os d’un proche parent : la potion, c’est le second ressort magique, la seconde terrible épreuve pour la mère. Pourtant déjà dépouillée de tous ses biens elle n’hésite pas : pour sauver sa fille les os de son mari feront l’affaire. !
Et la N° 2 guérit ! Convaincue You Sipo explose de bonheur, et entonne à gorge déployée l’air d’opéra de ses noces, ce « chant céleste » de l’épouse et future mère douée de tous les pouvoirs ; car elle sait à présent comment guérir son fils : sentant venir sa mort elle ordonne à son fantôme d’époux de prélever son cerveau et son crâne pour soigner son petit. Lors de son enterrement sa voix s’adresse à sa progéniture : « Ce mal est héréditaire. Vous savez maintenant comment soigner vos enfants ».
Ce conte cruel classique rappelle tous les parents à leurs responsabilités ; aucun de leurs enfants n’est condamné, il leur faut juste tout faire pour leur avenir, tout donner, jusqu’à leur propre vie si besoin.
On note que le thème des « gens complets », opposé aux anormaux, aux handicapés semble récurrent chez Yan Lianke (cf. Bons baisers de Lénine), signe de son empathie pour les plus faibles ?
• YAN Lianke. Un chant céleste. Traduit par Sylvie Gentil. Éditions Philippe Picquier, 2017, 89 pages.
Lu et chroniqué par Kate