« Dix ou vingt ans auparavant, lorsque la commune populaire avait cherché à les incorporer au territoire de l'une ou l'autre brigade, personne n'avait voulu de ces deux cents et quelques infirmes ». Eclopés de toutes sortes, aveugles, manchots, naines, sourds ou muets, ils constituent le population de Benaise, un coin reculé des imaginaires monts Balou dans le Henan natal de Yan Lianke. Or, l'héroïne du roman, Mao Zhi, une ancienne de la 4ème Armée et de la base rouge de Yenan avait pensé bien faire dans les premiers temps de la République populaire : pour que Benaise profite des réformes, elle avait obtenu son rattachement au canton des Cyprès, district de Shuanghuai. Malheureusement, le “Grand bond en avant” puis la “Révolution culturelle” avaient apporté le malheur au pays si bien que des années durant elle rêva d'en « déjointer » Benaise pour satisfaire les villageois. Et voici qu'une occasion se présentait à la veille de l'An 2000.
L'autre personnage-clé du roman est Liu Yingque, le chef du district, mandaté par le préfet pour administrer ce petit bout de Chine, près d'un million de personnes tout de même. Et ce jeune monsieur Liu, décrit de façon parfois sarcastique, ne manque pas d'ambition ! « J'ai constaté que tu étais un être grandiose » lui dira plus tard le gouverneur de la province. De fait, à sa résidence officielle, Liu possède une « salle de dévotions », sorte de temple à la gloire de sa carrière, où son propre portrait voisine avec ceux de Mao, Marx, Lénine, Staline, Lin Biao et consorts. Il rêve de devenir encore plus célèbre que le défunt grand Timonier grâce à un audacieux projet : édifier, perché dans la montagne, le mausolée des Âmes mortes pour doper le tourisme et l'économie de sa circonscription ! Il en avait fait part à un milliardaire singapourien venu pour des obsèques dans sa famille, mais l'homme de la diaspora s'étant éclipsé, Liu devra s'enquérir d'une autre source de financement. C'est ainsi qu'en déplacement dans les monts Balou, Liu découvrit les artistes éclopés de Benaise à la fête annuelle du village.
Là surgit l'idée de génie afin de pouvoir acheter la momie de Lénine aux Russes désargentés et l'installer aux Âmes mortes. Faire de ces éclopés une troupe, puis deux, et organiser des tournées pour gagner des sommes folles d'abord dans son district, puis dans la province et à travers tout le pays. Et en même temps enrichir les paysans de Benaise et promettre à Mao Zhi de se séparer — se « déjointer » comme elle dit — du canton des Cyprès et du district de Shuanghuai, pour savourer entre infirmes un bonheur à l'écart des « gens-complets » et des pulsions du monde. Le roman montre effectivement le succès des artistes handicapés, depuis l'été jusqu'au début de l'année suivante et leur succès populaire culmine avec l'inauguration du mausolée et un premier boom touristique dans un élan hypercapitaliste. C'est alors que quelques problèmes vont surgir... tels que cambriolage organisé, séquestration de la dernière troupe, et viol des petites-filles de Mao Zhi.
Le “mythoréalisme”, sorte de réalisme magique dont Yan Lianke est le farouche partisan — ainsi qu'il l'explique dans son essai A la découverte du roman — trouve ici son illustration. Le lecteur comprendra vite que les exploits absurdes de la troupe d'acteurs éclopés sont rigoureusement impossibles, mais l'auteur les décrit avec une précision confondante, hyperréaliste, tandis que l'argent afflue et que les benaisiens ne savent pas quoi faire de leur part des recettes. De même, le projet des Âmes mortes est minutieusement détaillé et autour du nouveau mausolée de Lénine des souvenirs d'autres leaders communistes seront regroupés, comme par magie, sans que cela pose problème, sauf avec... la Corée du Nord ! Et pendant ce temps, Liu Yingque se cache une autre réalité : sa femme a un amant et veut divorcer.
L'importance de la nature, la place des fleurs, les assauts et sursauts de la météo quand hiver, printemps et été se bousculent, donnent à ce roman une étonnante saveur, mais une originalité plus grande encore est à trouver dans ses particularités formelles. L'ouvrage est divisé en livres : de 1 à 15, mais seulement dans l'ordre impair (Radicelles, Racines, Tronc, Branches, Feuilles, Fleurs, Fruits, Graines) et les chapitres, uniquement impairs eux aussi, sont suivis de notes, à la numérotation également impaire, qualifiées de « commentaires » bien que certains dépassent la longueur d'un chapitre. Dans ces commentaires en italique, une autre histoire de Chine se dessine, celle des événements dramatiques — « crime noir, malheur rouge ») qui ont accompagné la collectivisation des terres (massacres de paysans dits riches à tort ou à raison), grande famine à la suite du Grand bond en avant, querelles stupides de la Révolution culturelle... Le passé de certains personnages se trouve ainsi extrait de la narration principale située en 1998-1999. Ces notes comprennent enfin une dimension ethnologique avec l'explication des mots tordus et souvent drôles qui émaillent le texte ; elles font référence au calendrier traditionnel, à des expressions dialectales, ou encore à des fêtes populaires qui ont cours à Benaise — fête des Dragons, fête des Phénix, fête des Anciens — y compris la « Benaisade », « grande cérémonie de la fin des métives » (les moissons), où Liu découvrit et apprécia les talents divers des éclopés.
Impossible de terminer le compte-rendu de ce roman exceptionnel sans saluer le travail de la traductrice, notamment parce qu'elle a su rendre accessible aux lecteurs français les termes patoisants des paysans du Henan tels que Yan Lianke les fait s'exprimer.
• YAN Lianke. Bons baisers de Lénine. Traduit du chinois par Sylvie Gentil. Editions Philippe Picquier, 2009, 558 pages. Titre original, 受活 (Shou Huo).