
Les manuels de géographie des élèves de Terminale sont illustrés de cartes dites des « aires culturelles » qui se partagent le monde comme les éléments d'une mosaïque de civilisations. Culture ou civilisation ? Régis Debray nous apprend dans cet essai qu'il ne faut pas confondre « une culture » et « une civilisation » : sa démonstration revient à étudier pourquoi et comment s'opposent France et Amérique — au seul sens d'Etats-Unis — dans cet essai en sept points.
- Que veut-dire « civilisation » ?
- Quand l'Europe a-t-elle cessé de faire civilisation ?
- Quand la France s'est-elle faite culture ?
- Qu'est-ce que la nouvelle civilisation ?
- Pourquoi toujours fermer les yeux ?
- Qu'a donc de nouveau la nouvelle Rome ?
- Pourquoi les “décadences” sont-elles aimables et indispensables ?
• Une civilisation correspond à un empire conquérant. La civilisation américaine est devenue empire à l'issue de la première guerre mondiale quand Wilson a — symboliquement ?— imposé une version en anglais du traité de Versailles. Mais c'est à partir de 1945 que l'expression « empire américain » s'est répandue. Il s'est alors étendu à l'Europe occidentale avec la Guerre froide, avec l'OTAN. La France et ses voisins, tous détruits ou amoindris par le conflit mondial, deviennent une sorte de dépendance de Washington. De la civilisation française il ne reste alors plus qu'une « culture » propre aux choses de l'esprit et à certains travers des Français. C'est la porte ouverte à l'américanisation du pays et de ses voisins, Allemagne en tête.
Imaginant une sorte de double, un Hibernatus endormi en 1960 et réveillé en 2010, dans une société américanisée jusqu'au Boul'Mich. Debray place des dates-jalons dans cette transformation. Cela va des accords Blum-Byrnes de 1946 sur la diffusion des films américains, à 2017 quand Emmanuel Macron écoute la Marseillaise « dans la posture exigée des citoyens américains lors de l'exécution de l'hymne national : bras droit replié, main sur le cœur », en passant par 1956 (« premiers surfeurs à Biarritz »), 1974 avec la photo présidentielle de VGE par Jacques Lartigue (« plus de livre ni de bibliothèque dans le champ »), ou 1998 (« raz-de-marée » d'Halloween). Aucune référence à Mai 68 (il est vrai que l'auteur était absent et empêché).
La « nouvelle civilisation » réalise trois retournements : « assumer la primauté de l'espace sur le temps, de l'image sur l'écrit et du bonheur sur le drame de vivre ». La France urbaine alors s'étale à l'américaine, le périurbain prolifère, le pays est en tête pour le nombre des supermarchés aux parkings immenses dévoreurs d'espace agricole. Avec l'explosion des mobilités dans l'espace, les outils de communications venus d'Amérique s'imposent, avec la mobilité et la vitesse. A la civilisation européenne de l'écrit, succède celle de l'image responsable de la colonisation de notre imaginaire et de la victoire du « look » sur la vie intérieure : « la société française s'est mise en mode image » écrit plaisamment Debray. La quête du bonheur à l'américaine s'est accompagnée de l'optimisme obligatoire (« cheese ! » pour la photo) et « la nouvelle civilisation méprise les loosers, les pauvres et les vaincus » ; elle valorise une enfance à qui l'école doit éviter l'ennui en transformant le professeur en animateur.
« Paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire » avance Debray. L'anti-américanisme primaire, excellemment étudié par Philippe Roger (in L'Ennemi héréditaire), ne convient pas aujourd'hui à Régis Debray vu son « admiration inconditionnelle pour Miles Davis, William Faulkner, Ava Gardner, Dashiell Hammett et Orson Welles » et il serait « un jeu perdant/perdant » car ce que devient la construction européenne ne vaut pas mieux. A la rigueur on peut apprécier le programme Erasmus mais avec ses 3 % d'étudiants partis étudier à l'étranger c'est modeste : « le Moyen-Âge faisait mieux dans la mobilité ». Notre Europe est donc un prolongement de l'Amérique, et les lycées apprennent de moins en moins les langues européennes (l'anglais n'étant que la langue de l'empire, de la high tech et du business). La Parlement européen est « une parodie ». Régis Debray ne sera pas rangé au nombre des europhiles !
L'auteur compare assez heureusement l'expansion de l'empire américain à celle de l'empire romain (qui s'est nourri de la Grèce vaincue et déclassée, comme l'Amérique s'est nourrie de l'Europe) : une certaine transmission culturelle existe donc à côté de l'emprise sur notre cadre de vie et nos esprits. Il n'est d'autre issue que d'accepter — comme le roi Hérode face à la domination romaine — plutôt que de résister vainement comme les Zélotes acculés sans espoir jusqu'à Massada. Il faut se résigner au destin des civilisations. L'auteur de conclure sur l'agréable et enrichissante décadence viennoise. (Il ne dit pas : seulement jusqu'au printemps 1938!).
• Cette dernière remarque montre déjà que l'auteur qui a un énorme talent pour donner vie à ses raisonnements force le trait et tend fréquemment à l'exagération. La différence entre culture et civilisation est fondée … mais tant que le contexte le permet. En fait ce n'est pas si important pour cet essai, quasiment ethnologique parfois et toujours à la limite du pamphlet, puisque l'essentiel réside dans l'opposition des deux sociétés, la française et l'américaine. Et à ce jeu Régis Debray est très convaincant, excessivement brillant, et même joliment ironique. On retiendra qu'il s'inscrit évidemment en héritier de Paul Valéry, d'Arnold Toynbee voire d'Huntington dans un genre, l'essai, dont la valeur se mesure bien souvent à l'aune des polémiques qu'il engendre.
Quant au discours sur les aires culturelles, ou de civilisation, il rassemble ou disjoint les deux rives de l'Atlantique. C'est selon. Les cartes de géographie font de même.
• Régis DEBRAY. Civilisation. Comment nous sommes devenus américains. Gallimard, 2017, 230 pages.