Wilfried Lignier et Julie Pagis, chercheurs au CNRS, ont enquêté, de 2010 à 2012, dans deux écoles primaires parisiennes ; l’une accueille des enfants de milieu populaire, l’autre de classes sociales favorisées. Ils ont interrogé en binôme une centaine d’enfants du CP au CM2 sans rencontrer leurs parents. Ils cherchaient à comprendre quelles perception ces élèves se construisent de l’ordre social, de ses différences et de ses inégalités, mais aussi comment ils y parviennent et s’y classent eux-mêmes. Il appert que la socialisation enfantine, à l’inverse de ce que l’on croit, ne dépend pas de l’âge des enfants mais de leur origine, immigrée ou non, de leur milieu familial, de l’école, de leurs expériences plus ou moins importantes du monde extérieur mais aussi de leur genre. Selon le terme des auteurs, c’est par « recyclage », en transposant les injonctions éducatives transmises par parents et maîtres, que les enfants élaborent leur propre perception du monde social. Dans la ligne de P. Bourdieu, la sociogénèse de « l’habitus » a donc bien des fondements empiriques et réalistes. Certes tous ces enfants diffèrent, néanmoins tous réinvestissent les mots d’ordre entendus (bien se tenir, être propre, bien travailler à l’école), pour appréhender des domaines qu’ils connaissent peu comme les candidats ou les partis politiques : ces mots d’ordre deviennent leurs mots de l’ordre social.
Interrogés sur leur perception des métiers, sur leurs inimitiés, sur les autres élèves ou sur la politique, leurs réponses varient en fonction de leurs compétences lexicales, de leur capital culturel et de la possibilité familiale plus ou moins importante d’exprimer leur point de vue et d’argumenter avec parents ou aînés. Pour tous il existe des métiers « propres » ou « sales ». Pour les enfants de milieu aisé, un « bon » métier c’est un métier sérieux basé sur un diplôme ; à l’inverse ceux des classes populaires estiment qu’un « bon » métier doit rapporter de l’argent, footballeur par exemple.
Quant à se juger entre eux ou nouer des amitiés, les auteurs soutiennent que l’école « donne les moyens de détester » alors qu'elle constitue en théorie une domination symbolique fortement unificatrice. C’est que le diktat du maître reste prégnant. S’il reproche à un élève « d’écrire comme un cochon », ou le stigmatise en raison de résultats faibles l'enfant se voit marginalisé par ses pairs ; de même s’il est jugé « obèse » ou « sale ». Le plus dramatique c’est que ces enfants « hors normes » intériorisent ces jugements qui engendrent la honte et la haine de soi. Le genre et les règles du groupe de pairs ont aussi force d’injonction socialisatrice : garçons et filles ne jouent pas aux mêmes jeux, ne s’habillent pas de la même manière. Enfin, excepté les plus jeunes, « les enfants ont rarement fait référence à des différences raciales ».
On peut trouver surprenant d’interroger des enfants de moins de dix ans sur les partis politiques et les candidats ; or peu n’ont pas su répondre. Les enfants ont transposé là encore, les mots de l’ordre familial et parfois leur propre vécu : témoin cette petite fille déclarant « Je suis de droite puisque je suis droitière », car l’école lui apprend que la gauche c’est l’enfant « anormal » à rééduquer... Dans l’ensemble ces enfants défendent plutôt l’autoritarisme en politique, transposant, là encore, les règles et interdits qu’ils subissent.
Cette enquête originale devrait retenir l’attention car elle prouve que tout enfant construit sa perception de l’ordre social et sait très vite porter un jugement et se situer.
Les auteurs rappellent que même si l’on supprime les notes les élèves compensent d’eux-mêmes car ils ont spontanément besoin de s’évaluer. On retrouve des échos de « La Reproduction » bourdieusienne. Mais le plus important c’est que cette enquête révèle l’impact des injonctions et des jugements des adultes : ils déterminent, sans que l’on y prenne garde parfois, la perception sociale de l’enfant : réfléchissons avant de donner un avis … de petite oreilles nous entendent...
• Wilfried Lignier et Julie Pagis. L'enfance de l'ordre. Comment les enfants perçoivent l'ordre social. Seuil, avril 2017, 314 pages.
Chroniqué par Kate