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L'Europe des Lumières s'arrêtait aux Pyrénées. Enfin presque puisqu'à Madrid, l'Académie royale — dont fait aujourd'hui partie l'auteur — avait décidé, avec l'accord du roi, d'acquérir l'édition princeps de l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot. Vingt-huit volumes qui, juste après 1780 quand se situe l'action, étaient devenus quasiment introuvables, et trahis par des rééditions approximatives.

 

La fin de l'histoire est connue des le premier chapitre puisque c'est en remarquant ces volumes à la bibliothèque de ladite académie que Pérez-Reverte nous avoue avoir eu l'idée de ce roman. Tout l'intérêt du roman sera donc contenu dans cette question : comment les deux académiciens — « deux hommes de bien » — missionnés pour se rendre à Paris afin de se procurer l'Encyclopédie sont-ils parvenus à leurs fins et donc, car c'est un vrai roman d'aventures, comment ont-ils pu triompher des embûches que des collègues hostiles leur réservaient ?

 

La construction de Deux hommes de bien n'a rien simpliste et c'est heureux. Au récit principal s'entremêle une sorte de “making off”où un narrateur qui semble bien être l'auteur nous éclaire sur son travail de documentation, sur les rencontres qui, à Madrid et à Paris, lui ont permis d'affiner sa connaissance des hommes des Lumières, sur ses déplacements mêmes sur les lieux des épisodes. Cette manière de procéder est finalement très judicieuse : l'auteur en se faisant narrateur par instants, montrant parfois ses hésitations, rompt avec le déroulement couru d'avance d'une histoire déjà écrite.

 

Si l'on ne compte pas l'auteur, — encore que cet auteur s'attribue des ouvrages dont les titres ne sont ceux de la bibliographie de Pérez-Reverte ! — l'Amiral et le bibliothécaire sont les deux grandes figures du roman, lointaines réincarnations de don Quichotte et Sancho Pansa. Don Hermógenes Molina, le bibliothécaire, est un bonhomme tranquille, un catholique auquel les idées du Siècle donnent quelques frissons et courroux, et qui s'alarme très vite de la tournure d'une conversation un tantinet libertine. Grand et mince, don Pedro Zárate y Queralt, ancien officier de marine d'où son surnom, toujours prêt pour raconter des souvenirs de bataille navale, et justement auteur d'un dictionnaire de marine qui lui permit d'entrer dans l'auguste assemblée, s'affiche clairement comme athée, soucieux de mieux connaître les écrits des Lumières.

 

Autour d'eux, parmi les nombreux personnages traités avec précision par le romancier, l'abbé Bringas est particulièrement important. C'est lui qui accompagne dans Paris nos deux voyageurs depuis qu'ils l'ont connu à l'ambassade d'Espagne venus saluer l'ambassadeur d'Aranda, libéral et franc-maçon. Bringas leur sert de guide dans la ville où il connaît tous les libraires ; il leur ouvre aussi les portes d'un salon, celui de l'accueillante Margot Dancenis, experte en mondanités et qui fera lire Thérèse philosophe à l'Amiral, après un duel mémorable avec son amant Coëtlogon. Bringas, cet abbé sans dieu, exilé d'Espagne, constitue une remarquable figure du Paris pré-révolutionnaire, (comme on en côtoie dans les ouvrages de Robert Darnton tel celui sur l'art de la calomnie). Il y a en lui quelque chose des différents journalistes et agitateurs des années 1780, ainsi connaît-il Marat qu'il fait venir comme médecin quand le bibliothécaire est souffrant. Ce Bringas, redoutable pique-assiette, choque souvent nos deux compères, surtout le bibliothécaire pour ses propos osés ou grossiers, et même l'Amiral quand il évoque l'urgence de l'échafaud pour éliminer l'aristocratie tant à Paris qu'à Madrid et faire triompher l'ère de l'Égalité.

 

Mais il y a aussi les mauvais génies. Deux académiciens hostiles au projet pour des raisons différentes, Manuel Higueruela et Sanchez Terrón, financent un ancien dragon sans scrupules, Pascual Raposo, pour contrecarrer la tentative officielle. Pour Raposo, tous les coups bas sont permis. Le suspense est donc au rendez-vous. Cette plongée dans le bouillonnant Paris pré-révolutionnaire, en contraste avec Madrid où rôde encore l'Inquisition, est sans doute l'un des meilleurs écrits de Pérez-Reverte !

 

• Arturo Pérez-Reverte. Deux hommes de bien. Traduit par Gabriel Iaculli. Seuil, mai 2017, 501 pages.

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE
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