La carte perdue de John Selden ! L'auteur a découvert cette carte de l'empire de Chine et de la mer de Chine au début du XXI° siècle à la Bibliothèque Bodleian de l'université d'Oxford et il s'est lancé le défi de retrouver ses origines et d'expliquer ce qu'elle a de particulier. Pour que cet ouvrage se lise comme un roman d'aventures, Timothy Brook — actuellement professeur à Vancouver — nous fait remonter quatre siècles en arrière, procédant de manière assez théâtrale pour délivrer in fine le produit de ses recherches. Autrement dit, il maîtrise agréablement l'histoire globale et on oublie souvent que le point de départ est une carte de 1608 (selon ses conclusions) devenue obsolète « très précisément en 1640, année où le grand cartographe d'Amsterdam Johan Blaeu […] présenta un portulan des mers chinoises d'une précision sans égale, destiné à la Compagnie hollandaise des Indes orientales. »
Mais dans cette histoire, plus que la VOC c'est sa rivale anglaise, l'East Indian Company, que l'on fréquente. Le capitaine John Saris se serait emparé de cette carte auprès d'un débiteur, un marchand chinois, lors du huitième voyage de sa compagnie, de 1611 à 1614. Saris était venu chercher des épices à Ternate (Célèbes / Sulawesi) où Hollandais et Espagnols vivaient une sorte de guerre froide et refusaient de lui vendre ces produits : clous de girofle, cannelle, etc. Il continua sa route, remontant vers le sud du Japon, et à Hirado il entra en relations « avec le plus grand marchand chinois opérant au Japon, un certain Li Dan », originaire de Quanzhou, « l'une des deux plus grandes villes littorales de la province du Fujian d'où marchands et coolies prenaient la mer pour rejoindre les réseaux commerciaux d'Asie orientale ». Le rêve des Anglais était de pouvoir faire leurs emplettes en Chine même, mais au temps de l'empereur Wanli, l'empire du Milieu restait largement fermé aux étrangers et la mer aux Chinois. Quand l'empereur l'autorisait, les jonques naviguaient en suivant ces routes maritimes que la carte dite de Selden représente d'un fin trait noir avec pour chaque cap suivi une annotation en chinois en rapport avec la rose des vents placée en haut de la carte.
Au sud de Hainan, la route maritime venue du Fujian se divise entre la route vers les ports du Tonkin, et au sud vers la Malaisie et Java. A l'Est, délimités par un trait, les Xisha, "Hauts fonds de l'ouest", îlots aujourd'hui disputés que les Occidentaux nomment les Paracels. |
Brook note que, mesurée depuis la Chine, la déclinaison du pôle magnétique du nord de la “rose des vents” correspond à la situation du tout début du XVII° siècle.
La rose des vents de la Carte de Selden (Bibliothèque Bodleian, Oxford, détail). |
• Le travail de Timothy Brook permet aussi de faire connaissance avec des intellectuels anglais de ce temps puisque la carte s'est retrouvée entre les mains de l'érudit et juriste John Selden (1584-1654), qui l'a léguée, ainsi que ses livres en langues orientales, à la Bodleian. Ce personnage s'intéressait effectivement aux langues et civilisations orientales. Il avait appris l'hébreu et l'arabe — son professeur fut le fameux James Ussher celui qui datait du 23 octobre 4004 avant J.C la création du monde — ainsi que le persan et ambitionnait de s'initier au chinois. Il était aussi le rival de Huig De Groot (Grotius) en ce qui concerne le droit de la mer auquel tant les Hollandais que les Anglais s'intéressaient alors à donner des principes. Après 1660, Thomas Hyde, le conservateur de la Bodleian, étudia cette carte avec un chinois de passage à Londres, Shen Fuzong, converti chrétien amené en Europe par le jésuite Philippe Couplet dans la perspective de demander au pape l'autorisation de dire la messe en chinois. Et la carte allait tranquillement rester à la Bodleian comme le repère ignoré d'un savoir perdu. Mais à cette époque, avant la "grande divergence" (Kenneth Pomeranz), l'Europe avait encore à apprendre de l'Empire du Milieu, ainsi pensaient John Selden et Thomas Hyde.
À la lecture de ce livre, on rencontrera une foule de personnages, des rois d'Angleterre, des capitaines, des marchands, européens et chinois, et aussi bien sûr des cartographes de ces deux mondes, dont Matteo Ricci. L'auteur de cette carte reste inconnu, sans doute était-ce un Chinois, plutôt du sud, car la carte est moins précise vers le nord (Corée et Japon sont très déformés), et plus intéressé, c'est évident, par les mers que par les terres. La carte passe pour être unique : il ne semble pas, du moins jusqu'à ce jour, qu'on lui connaisse des sœurs, simplement l'auteur a pu faire des rapprochements avec d'autres cartes chinoises de l'époque.
• Une analyse strictement linéaire du livre, chapitre par chapitre donc, pourra être consultée sur le site “Trouvailles” de Claude Trudel (Cliquer ici), tandis que les amateurs de cartographie auront le plaisir d'accéder au site de la Bibliothèque Bodleian qui propose une courte présentation de cette carte qui peut être visualisée en totalité et en détail (on peut zoomer). Cliquer ici pour voir la carte en détail.
Les provinces de la Chine de l'Est. Extrait de la Carte de John Selden. Les limites des provinces pourraient être confondues avec des fleuves ! |
• Timothy Brook. La carte perdue de John Selden. Sur la route des épices en mer de Chine. Traduit de l'anglais (Canada) par Odile Demange. Payot , 2015, 295 pages.