On pourrait entreprendre ce compte-rendu en posant une question simple en apparence : quels sont les auteurs majeurs du XXe siècle ? On nous citera Proust, Joyce, Céline, Faulkner, ou Mishima. Mais Carlo Emilio Gadda (Milan 1893, Rome 1973) sera généralement oublié du lecteur ou de la lectrice francophone. Et pourtant, les éditions du Seuil viennent de republier plusieurs de ses œuvres en 2016 et 2017. Dans ce nombre, La Connaissance de la douleur est un chef-d'œuvre sur une tranche de vie déçue.
L'action se passe au début des années 1930 au Maradagal quelques années après la fin de la guerre contre le Parapagal, deux pays prétendument latino-américains, d'où l'emploi de bien des termes espagnols et d'allusions à leur continent éloigné. Ce déguisement cache en fait la Lombardie des lacs, les Andes masquant les Alpes, et des noms imaginaires remplaçant les noms italiens, Pastrufazio pour Milan. Plus précisément, le roman se déroule près d'un petit lac connu pour l'abondance de ses belles villas aristocratiques et bourgeoises. L'une d'elles, la Giuseppina du riche marchand Bertoloni, a été deux fois touchée par la foudre, et à la mort d'un célèbre poète qui était locataire des lieux, elle est devenue une villa hantée. Dans une autre, acquise par son père décédé plusieurs années, l'ingénieur célibataire Gonzalo Pirobutirro d'Eltino — d'illustre lignée — vit avec sa mère. Contrairement à d'autres propriétaires, ils ne font pas appel au Service de vigilance de nuit de la province du Serruchón, le Nistitúo, localement sous la responsabilité de l'ancien combattant Pedro Mahagones — alias Gaetano Palumbo — que la guerre a rendu momentanément sourd et donc momentanément pensionné comme invalide de guerre. Ce service de surveillance est-il efficace ? Ou couvre-t-il en fait une sorte de racket fascistoïde comme incite à le penser le cambriolage du château du cavaliere Trabatta ? Et le drame survenu au dernier chapitre incite même le lecteur à imaginer Palumbo assassin.
Cet agacement de Gonzalo contre le douteux service de Palumbo n'est qu'un exemple des énervements du quadragénaire à l'encontre de la société de ses semblables. Largement misanthrope, « l'hidalgo répugnait aux salons, aux avis des dames patriotardes » et « arriva le jour où, ses lauriers littéraires et techniques une bonne fois classés, sa Pastrufazio natale ne put faire moins que de le déféquer ». Pour Gonzalo, tout est prétexte à rancœur bien qu'il sente que « cheminer dans le ressentiment est passage stérile ». Son irritation universelle, cependant, est fortement incarnée par des habitants de la campagne et des servantes occasionnelles qui rendent certains services à sa mère, à moins qu'ils ne profitent d'elle. Le jardinier (José, « le péon ») semble garder pour lui les œufs des poules errantes de la basse-cour ainsi que les meilleures poires des espaliers. Tandis qu'il exècre ces envahisseurs, sans doute Gonzalo oublie-t-il un moment les rumeurs qui courent sur son compte. « Sa gloutonnerie était devenue proverbiale » et « en 1928, on avait ouï dire, et ces messieurs de Pastrufazio tout les premiers, qu'il avait failli rendre l'âme, à Babylon, pour avoir ingéré un oursin… » Par Babylon, comprenez : Rome. Au physique, « il était grand, voûté du peu, rond de thorax, mûr de la panse » et au moral, selon le jardinier, il était « possédé des sept péchés capitaux ». Quand sonnait midi à l'église, et que les cloches « exhibaient tour à tour leurs battants tels de pesants pistils en folie », Gonzalo se souvenait avec indignation et fureur que son père avait financé la réparation du clocher : cinq cents lires.
Un fil rouge de l'histoire, essentiel, consiste en la description de la relation mère-fils. Elisabetta, qui n'est pas sans culture et connaît Shakespeare, s'est repliée sur elle-même depuis son veuvage et la mort du fils aîné. Quand il séjourne à la villa, Gonzalo se fait chouchouter par sa mère, à qui il apporte les revues et les journaux de la ville, mais très vite surgissent les conflits sur la nourriture trop chiche, sur la présence des domestiques qui introduisent la saleté dans la villa (fumier, puces, mauvais odeurs — « nul Dioclétien n'avait construit de thermes en la solitude des champs »), et monte la colère avec le coût des taxes et des impôts, avec les réparations de la villa : tout ceci le ruinant tant matériellement que moralement. Des crises de nerfs surviennent devant sa mère — il piétine le cadre du portrait de son père — comme devant le médecin amateur de nature qui lui propose d'accompagner ses filles pour une excursion en voiture. D'ailleurs l'avant-dernier chapitre voit Gonzalo quitter sa mère et la villa en claquant la porte. Ce malaise existentiel repose pour partie sur le choc de la guerre : Gonzalo n'apprit la mort de son frère aviateur qu'une fois libéré du camp de prisonniers : ce fut sa première connaissance de la douleur. Ce détail biographique n'est que l'une des multiples correspondances entre la vie de Gonzalo le personnage de roman et celle de Carlo Emilio l'écrivain.
Plus encore que ces éléments de la narration, c'est l'écriture de Gadda qui nécessite une attention très soutenue et rend toute longue lecture difficile. Assez vite, on perd le sens de ce qu'on a lu et on se demande si ce n'est pas voulu par Gadda. Cette écriture on peut la qualifier de baroque dans la mesure où il s'éloigne des procédés classiques tels que récit linéaire, langue simple et compréhensible de tous, construction rationnelle... Des verbes à l'infinitif deviennent des noms communs. Des phrases sont ponctuées d'une bonne dose de deux points en cascade. Souvent, puisqu'on est sensé avoir affaire à une région d'Amérique du sud peuplée d'émigrés, Gadda multiplie les termes espagnols (son héros est « le dernier des hidalgos »), et en même temps il aime les mots désuets (« abstème » pour qui ne boit pas de vin), ou les mots inventés ou forgés sur du patois (le « croconsuelo » pour désigner du gorgonzola à ce qu'il semble, ou l'imaginaire « banzavóis », plante misérable du terroir maradagalais). Cependant l'ingénieur est un homme instruit et cultivé, il connaît la littérature italienne (Manzoni, Leopardi), il projette d'écrire un livre et sa formation scientifique n'empêche pas qu'il lise Kant et Platon. Ainsi, à la fois gâté et terriblement malmené, le lecteur de Gadda, s'il ne se décourage pas, pourra recommencer et reprendre encore et encore des pages déjà lues et y découvrir des pépites.
• Carlo Emilio Gadda. La connaissance de la douleur. Seuil, 1974 et 2016. 264 pages. Traduit par Louis Bonalumi et François Wahl.