“Le marchand de passés” n'est pas consacré à un historien, mais à un généalogiste amateur qui bâtit des identités pour répondre à la commande de divers personnages. L'identité — plus que la mémoire — est le thème principal de ce livre : changeante, choisie, cachée, imposée, double, elle n'en finit pas de jouer des tours, à l'exemple du personnage principal qui a placé dans son séjour le portrait de Frederick Douglass en guise de grand-père.
« On appelle ça de la déformation professionnelle, s'excuse-t-il, j'affabule tellement toute la journée, que parfois j'arrive au soir perdu dans le labyrinthe de mes propres inventions ».
Felix Ventura a aussi la particularité d'être un albinos angolais et d'avoir été adopté par un libraire sans descendance qui lui légua son fonds juste avant l'indépendance du pays. Les colons qui rentraient au Portugal lui laissèrent des bibliothèques entières pour trois fois rien. Felix ne vit pas que du métier de bouquiniste. On vient chez lui pour chercher une identité ou un passé. C'est le cas d'un arriviste, un ministre sans ancêtre remarquable et qui se cherche un arbre généalogique, ou d'un homme qui prétend qu'on lui a imposé un autre visage en contrepartie de comptes en banque à l'étranger. Mais c'est surtout le cas d'un homme qui ne voudra pas livrer de patronyme et que Felix va doter d'une famille, d'une mère artiste et d'une fille éprise de photographie, comme son aventurier de père, reporter de guerre durant les conflits périphériques des années 80.
Cet homme mystérieux devient donc José Buchmann et il s'empresse de rechercher la trace de sa famille, de sa mère — une certaine Eva Miller qui aurait pratiqué l'aquarelle de New York à Johannesburg — et sa fille, comme si Felix Ventura ne les avait pas inventées contre une grosse enveloppe de dollars, en paiement des faux papiers qui lui étaient demandés. La réalité et la fiction tendent alors à se fondre l'une et l'autre d'autant que certains chapitres traduisent des rêves et que le narrateur est un gecko qui se souvient d'avoir été un homme. Il est un témoin commode, perché sur une armoire ou suspendu au plafond, il est aussi à l'occasion un confident pour le triste amateur de livres et collectionneur compulsif de coupures de presse et de cassettes video.
Le roman qui démarre et joue longtemps avec une atmosphère douce et nostalgique prend une orientation inattendue quand surgit un étrange clochard que Buchmann a photographié. Mais ce sdf au tee-shirt évoquant une idéologie disparue a un passé de policier et de tortionnaire des premiers temps du régime, et ne voilà-t-il pas qu'il prétend que le président de la république a été remplacé par son double, l'un droitier, l'autre gaucher, incitant Felix Ventura à visionner ses cassettes video pour y voir clair. En fait, l'irruption de cet Edmundo Barata dos Reis dans le récit ne se borne pas à alerter sur l'évolution du pouvoir ; elle amène aussi à s'interroger sur l'identité de l'amie intime de Felix, la belle métisse Angela Lucia. Ne serait-elle pas liée à la famille du prétendu Buchmann, et très proche en fait ? Le suspense enfle dans les épisodes du dernier tiers du roman lui insufflant une allure de thriller politique mêlé à un douloureux secret familial !
De ce brillant romancier de langue portugaise, né en Angola en 1960, six autres œuvres sont actuellement disponibles en traduction française.
• Jose Eduardo Agualusa. Le marchand de passés. (O vendedor de passados) Traduit par Cécile Lombard. Métallié, 2010, 133 pages. Réédité dans la collection Suites littérature en avril 2017.