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L'avant-garde en art et en politique s'accordent-ils ? Bonne question. Des artistes russes, révolutionnaires dans leur domaine, ont pu penser que leur art épouserait la révolution lancée en 1917. Bien que n'étant pas explicitement incluse dans les droits de l'homme (qui mentionnent plus généralement la liberté d'expression), la liberté de création des artistes, peintres, écrivains, compositeurs, cinéastes, ou metteurs en scène de théâtre pose généralement problème dans un régime autoritaire, à plus forte raison dans un régime totalitaire tel celui issu de la révolution d'Octobre. On en a la preuve dans cet ouvrage bien inspiré, ultime œuvre du regretté Tzvetan Todorov qui avait échappé à la dictature bulgare en 1963.

 

Comme indiqué par le sous-titre de l'ouvrage, « La révolution et les artistes. Russie : 1917-1941 » l'auteur traite des interactions entre le pouvoir bolchévik et le monde artistique. Ce sont des relations agitées et rarement bienveillantes ! D'emblée est évoqué l'exil de plusieurs d'entre eux (Bounine, Chagall, Kandinsky…) pour ne considérer que les cas de ceux qui sont restés en Russie après 1917, ou qui sont revenus après avoir effectué un séjour à l'étranger (Gorki, Malevitch, Tsvetaïeva). Indigné par les violences qui déferlaient sur son pays, Ivan Bounine s'expatria dès 1920 — après un séjour dans le sud qui inspira sa nouvelle Le coup de soleil — pour s'installer en France et recevoir le prix Nobel de Littérature en 1933. Il constitue un cas à part où l'idéologie n'a pas joué, contrairement à tous les autres que ce livre examine.

 

Dans la première partie de l'essai, Tzvetan Todorov étudie les relations, jamais apaisées entre le pouvoir et l'artiste. Le contrôle du pouvoir se fit plus lourd après 1930. En 1932, tous les écrivains devaient rejoindre une structure unique, l'Union des écrivains soviétiques. Ils étaient désormais destinés à être « les ingénieurs des âmes » c'est-à-dire aider à donner vie à un golem, « l'homo sovieticus », et en 1934 s'imposa la voie du « réalisme soviétique » qui renvoya l'avant-garde dans l'enfer petit bourgeois de la contre-révolution. La seconde partie de cet essai est uniquement consacrée à l'œuvre picturale et critique de Kasimir Malevitch.

 

Pour appâter le lecteur, il me semble que quelques mots ne seraient pas inutiles à propos des principaux artistes mentionnés ; les voici par ordre alphabétique...

Isaac Babel a été journaliste de guerre accompagnant la cavalerie rouge de Boudienny en Pologne, d'où le récit éponyme de 1926. Plus tard, ses relations avec des membres de la Tcheka lui furent fatales. « Selon toute probabilité, écrit Todorov, ses manuscrits ont été brulés ».

 

Bien qu'il ait salué la révolution « sans aucune réserve » la Tchéka refusa à Aleksandr Blok de partir à l'étranger pour la raison qu'il y publierait des poèmes anti-soviétiques. Le 18 avril 1921, il écrivit dans son journal « les poux ont vaincu le monde entier » et il mourut l'été suivant empêché de rejoindre l'hôpital finlandais qui devait le soigner.

 

Boulgakov rencontra la célébrité avec la Garde blanche (1926) qu'il adapta au théâtre. Succès populaire, mais échec critique. Dès lors ses pièces ne sont pas jouées. Il écrit à Staline pour qu'on le laisse partir. En vain. Le vojd en personne lui téléphone — cela lui sert de « talisman » — et il meurt chez lui en 1940 après avoir en secret produit un chef-d'œuvre, Le Maître et la marguerite. Il a donc écrit pour ses tiroirs ce qui est une forme d'exil intérieur.

 

Rappelé en URSS par Staline en 1932, Eisenstein fut tenu d'oublier son penchant pour le « formalisme » et réaliser un film patriotique sur Alexandre Nevski — que le pacte germano-soviétique de 1939-41 envoya provisoirement à la retraite. Ensuite, Staline n'aima pas son Ivan le terrible tourné en 1944-46 : pas assez terrible l'Ivan, car, selon Todorov, le réalisateur aurait dû montrer « pourquoi il est nécessaire d'être cruel » quand on est un chef qui entend se faire respecter. Très russe tout ça...

 

Gorki, déjà populaire avant 1917, voulait faire la leçon aux nouveaux dirigeants ; Lénine lui conseilla en 1922 de prendre l'air quelque temps en Italie. Mais il serait plus tard un bon porte-drapeau du régime stalinien.

 

Après avoir salué la chute du tsarisme et le pouvoir de Kérenski, Vladimir Maïakovski crut que le Futurisme allait dans le même sens que Lénine. Mais celui-ci jugea honteux l'importance des tirages des œuvres du poète et Maïakovski dut se replier en 1919 sur l'art utilitaire des affiches ROSTA. Il se suicida en 1930 à force d'être critiqué par les partisans du régime.

 

Avec Kasimir Malevitch, l'essai prend davantage d'ampleur. On (re)découvre un artiste quasiment autodidacte inspiré par différentes écoles à la veille comme au lendemain de la Révolution, avant de chercher l'originalité à tout prix jusqu'au « suprématisme » des carrés noir, blanc ou rouge. Serait-ce une impasse de la peinture ? Il se met à écrire sur la peinture au lieu de peindre. Son suprématisme suscite la critique des tenants du pouvoir comme du « constructivisme » — qui acceptent, eux, d'être utiles au régime. Après un bref séjour à Berlin en 1927 — où il avait emporté un certain nombre d'œuvres —, il est même arrêté au motif d'espionnage. Après quelques années sans peindre, il multiplie entre 1927 et 1935, des portraits très épurés, parfois antidatés pour embrouiller les critiques : dix de ces œuvres sont reproduites dans le cahier central du livre. On y voit non pas ma préférée — La charge de la Cavalerie rouge — mais des êtres sans visage qui expriment l'idée d'un régime qui déshumanise les hommes. Sans bras ni mains visibles, certains mêmes paraissent attachés à un poteau pour leur exécution sur un fond en bleu et jaune qui rappelle l'Ukraine et ses malheurs des années trente (cf. jaquette). Ailleurs ce sont des maisons, les unes aux fenêtres fermés de barreaux, les autres sans même une fenêtre, qui traduisent la réalité tragique d'un pays transformé en une immense prison.

Pressentiment complexe.

Vers 1928-1932. Musée National Russe, Saint-Pétersbourg.

Connu pour son ironique Ode à Staline, Ossip Mandelstam avait eu le tort de prendre l'Occident à témoin en 1934. « Vous organisez chez vous divers comités pour secourir les victimes du fascisme, vous organisez des congrès contre la guerre, vous montez des bibliothèques pour les livres brûlés par Hitler — tout cela est bien. Mais pourquoi ne voyons-nous pas votre activité pour sauver les victimes de notre fascisme soviétique, promu par Staline, ces victimes réellement innocentes, qui indignent et blessent les sentiments de l'humanité contemporaine, beaucoup, beaucoup plus nombreuses que les victimes du globe terrestre tout entier depuis la fin de la guerre mondiale ? » Arrêté en 1937, il mourut au goulag en Extrême-Orient.

 

Meyerhold fut nommé directeur des théâtres mais il crut bon de dénoncer une immense poétesse : « Les questions posées par Marina Tsvetaïeva révèlent en elle une nature hostile à tout ce qui a été sacré par l'idée du Grand Octobre » écrivit-il en 1921.

 

D'abord favorable au nouveau régime, mais impressionné par le sort de son ami Maïakovski, déprimé, Boris Pasternak délaissa la poésie, se spécialisa dans les traductions — de même que Chostakovitch se résigna à des musiques de film, écrivant secrètement Le docteur Jivago.

 

Pilniak fut arrêté en octobre 1937 puis fusillé. Dans L'Année nue (1922) il n'a pas caché les malheurs du pays. En 1929, il a commis le crime de publier à l'étranger L'Acajou. C'étaient deux chroniques de la vie en province. Il a même ouvert les yeux de Panaït Istrati sur les réalités soviétiques.

 

Marina Tsvetaïeva rentra de son exil français pour rejoindre son mari mais celui-ci avait été liquidé ainsi que sa fille et elle se suicida. « Que l'abomination soit allemande ou russe — je ne fais pas la différence ! » a-t-elle écrit.

 

Evgueni Zamiatine rentra d'Angleterre en apprenant la chute du tsarisme, mais il entreprit dès 1920 la première dystopie suscitée par le régime communiste : Nous autres. Les hommes et les femmes n'y sont plus que des numéros. Le pouvoir hypertrophié des machines et de l'Etat s'additionnent. Arrêté, il n'est pas expulsé mais quelques années plus tard obtient la possibilité de s'installer à Paris et d'y lire Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley.

 

On le voit, à court ou moyen terme, l'artiste est perdant face au pouvoir totalitaire. L'avant-garde des arts, même bien intentionnée, n'est pas supportable pour un régime qui a commencé par dissoudre une assemblée constituante ! Mais à long terme, sous Gorbatchev déjà, puis avec la chute du communisme en 1991, c'est l'inverse. On sort les toiles des réserves. On édite et réédite. On peut enfin parler du Triomphe de l'Artiste ! Mais c'est un triomphe posthume.

 

Tzvetan Todorov. Le Triomphe de l'artiste. Flammarion/Versilio. 2017, 331 pages.

 

 

 

 

Tag(s) : #BEAUX ARTS, #RUSSIE, #ESSAIS
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