Originaire du Sud-Vietnam, Anna Moï immerge le lecteur dans l’histoire tragique de son pays grâce aux aventures débridées de trois adolescents ; la jeune vietnamienne Xuan fait la connaissance d’Odile et Julien, expatriés français, dans une grande ville anonyme, Saigon sans doute. La guerre ne les traumatise guère et leur donne toute licence pour entrer dans l’âge adulte. En mêlant les temporalités, A. Moï crée un effet tourbillonnant propre à traduire « la pagaille générale ». En usant de l’humour, du langage trivial, l’auteur tient à distance le pathétique comme l’insoutenable. Elle ne mentionne qu’une seule date, 1954, lorsqu’après la guerre d’Indochine on sépara le Vietnam en deux « demi-pays » selon le 17ème parallèle : le Nord devint une République démocratique communiste, le Sud une “démocratie” soutenue par les USA. Toutefois, l’immolation du moine dès l’incipit renvoie le lecteur en 1963 et l’excipit « la Paix est signée » en 1975. La guerre du Vietnam, ponctuée de rappels des conflits antérieurs, enchâsse l’aventure des trois adolescents en 1967-1968.
1968, c’est l’année où la comédie musicale « Hair » enflamme les jeunes même au Vietnam. Xuan, treize ans et sa jeune sœur Thu subissent les colères de leur père, Ba, lieutenant-colonel bouddhiste autoritaire et vindicatif. Arrêté pour dénonciation d'élections truquées puis exilé dans un île au sud du Sud, sa femme Mae, animiste comme beaucoup de Vietnamiens, multiplie les petits boulots pour survivre...
La principale préoccupation de Xuan, ce sont « ses nichons qui pointent » et « ses hormones en surproduction ». Un jour, en la douchant, Hong, la bonne « dirige le pommeau de douche vers le petit moellon qui émerge de la fente génitale ». Son « papillon s’enfle et se durcit » ; Xuan a l’intuition que l’éblouissant spasme qu’elle éprouve alors sera « un mot de passe pour entrer dans la vie ». Arrivent Odile et Julien dont le père, Georges, enseigne la philo à Saigon ; ils vont allumer la mèche du désir en Xuan et l’ouvrir à toutes les transgressions. Elle vit sa première expérience sexuelle avec Edgar, un conseiller d’ambassade : elle aime qu’il « lèche la chrysalide de son papillon » et en suce « la sève, doux venin ». Quant à Odile, autrefois violée par son père, elle fait l’amour avec Pipo chef du gang des « chemises bleues », motards violents et drogués. Julien expérimente tous les trafics et devient expert en fabrication de marijuana. Dans le faubourg chinois, un dealer lui procure l’argent nécessaire en l’absence de Georges enfui à Vienne près de sa maîtresse... Peu à peu Xuan se prépare aux batailles qui lui ouvriront « les vantaux de l’âge adulte ». Elle s’enfuit un week-end avec son amant : « sa fugue est un crime, elle le sait. Grandir a quelque chose de criminel. Ou de révolutionnaire. Il faut briser des règles et jeter à terre des héros » (…) et son père en premier. « Mais au bout de huit mois les événements, « mélange de Mort et de Feu » écourtent le séjour de ses amis...
Reste cette guerre contre les USA qui « perturbe les comportements et fait éclater l’ordre moral ». Elle prend la dimension d’un personnage tant elle hante les souvenirs et assombrit tout avenir. Tous tentent de s’en distancer un moment grâce aux croyances bouddhistes, aux esprits, ou aux multiples drogues. Pourtant, « personne n’aime habiter loin de la guerre et de ses butins. […] Le marché noir fait vivre toute la ville et la police est du côté des voleurs ». Le commerce de la mort profite aux Chinois qui fabriquent les cercueils pour rapatrier les dépouilles des soldats : ils y glissent l’opium dont l’Amérique est si friande. La guerre s’éternise et dans chaque demi-pays la liberté n’est plus qu’un mot. Comme le déclare à Ba le général Ti qui se voit déjà ministre de la Défense et reste indifférent au massacre du Thêt en 1967 : « Rien n’étonne plus dans ce monde déboussolé où le meurtre collectif est plus banal qu’un fait divers ». Il n’en reste pas moins que désormais « le pays est moins beau. [...] Ses forêts sont détruites par l’Agent orange, ses rizières par l’Agent bleu ».
Grâce à sa puissance d’évocation l’écriture d’Anna Moï nous fait découvrir l’histoire vietnamienne sans jamais céder au désespoir tragique. Elle choisit la vie et l’espérance qui s’ouvrent à la jeunesse. Entrer dans l’âge adulte demeure toujours un combat ; la guerre le facilite et l’amplifie. L’adolescence se révèle plus forte que la guerre qui lui a soufflé « Deviens ce que tu es ! ».
• Anna Moï. Le venin du papillon. Gallimard, 2017, 295 pages.
Lu et chroniqué par Kate