En 1910, la Seine déborda et inonda Paris. L'événement se répète sous les yeux du narrateur revenu habiter dans un appartement que quelques étages vont laisser au sec pendant la crise. Mais la crue du fleuve n'est en fait qu'un image dans le récit de Philippe Forest. Elle vient à la fois effacer l'intrigue et symboliser le passage du temps, le destin.
Après quelques mystères et cachotteries, le narrateur se livre au lecteur comme un père qui ne s'est pas relevé de la perte d'une petite fille — thème personnel douloureux et récurrent chez Philippe Forest — et qui est revenu vivre dans la ville où sa mère se meurt. Dans ce quartier triste, un chat lui tient longtemps lieu d'unique compagnie et disparaît à son tour. Un puis deux immeubles du quartier sont la proie des flammes, et les réfugiés et miséreux qui y logeaient seront hébergés ailleurs. Toujours des disparitions donc. Heureusement, le narrateur découvre un voisin et une voisine qui le sortent de sa routine désolante. Elle lui joue du piano et ils se voient tous les soirs ; après quoi il va écouter son voisin pérorer autour d'un whisky sur le thème de la disparition. Encore la disparition. Ce voisin se présente comme un écrivain un peu particulier avec sa citation latine « Est enim magnum chaos » et ses cogitations apocalyptiques.
« Usurpant la place de ceux qui avaient disparu, les nouveaux venus apportaient avec eux leurs langues, leurs mœurs, leurs rites, leurs cultes, leurs religions (…) Un grand remplacement était en cours, affirmait-il, qui mettait un monde à la place d'un autre. » On reconnaît là le thème lancé par Renaud Camus et repris par certains identitaires. Mais le narrateur n'abonde pas dans ce sens puisqu'il note aussitôt : « Il tenait le discours très banal de tous les illuminés qui vitupèrent leur époque et déplorent les changements qu'elle connaît ». En réalité il voit bien l'effet de l'alcool sur son interlocuteur... L'intrigue surtout la question de savoir si ce voisin et cette voisine, bien que vivant à deux étages différents, ne formeraient pas un couple qui jouerait à le mystifier, ou si l'homme ne deviendrait pas par hasard jaloux de l'aventure que le narrateur vit avec cette femme tout aussi mystérieuse.
Et puis la femme disparaît. La police vient fouiller son studio en rez-de-jardin. « On se réveille soudain le matin au milieu d'un très mauvais roman » note l'anti-héros qui craint d'être soupçonné. Le voisin aussi a décampé. Était-ce donc un couple ? Était-ce le hasard ? Le questionnement, qui pourrait s'éterniser, cède la place à d'autres urgences ; l'interrogation disparaît elle aussi des soucis que se fait le narrateur car c'est à ce moment que survient la crue, celle qui efface tout, comme le temps inexorable.
Le narrateur isolé dans son appartement comme dans un phare au milieu de la mer retrouvera-t-il un jour le chat, la pianiste et son énigmatique voisin ? Au-delà d'une intrigue aux accents fantastiques, on pourra tout aussi bien interpréter ce roman comme une parabole du destin. Une sorte de “memento mori” remarquable.
Rien que pour le style éblouissant de Philippe Forest, voilà un livre qu'il faut avoir lu.
• Philippe Forest. Crue. Gallimard, 2016, 261 pages.