Comme à son habitude, le célèbre cinéaste russe œuvre dans le sublime, avec ce film digne du mythique Oblomov de 1979. Il s'est inspiré de la nouvelle éponyme d'Ivan Bounine, Le coup de soleil, mais la nouvelle de quelques pages est devenue après la transformation opérée par le réalisateur un film épatant qui offre près de trois heures de bonheur au spectateur.
De quoi s'agit-il ?
Ni plus ni moins que deux moments de la vie d'un jeune lieutenant (interprété par Martinsh Kalita). En 1907 il tombe amoureux d'une jolie brune (Viktoriya Solovyova) au cours d'une navigation sur la Volga, et en 1920 le même officier se retrouve au nombre des soldats en déroute contraints de se rendre au chef bolchevik Frounze, dans une ville au sud de la Russie, après l'échec des armées blanches.
Les deux temps du film communiquent par des transitions très esthétiques et par des objets, telle une montre-gousset. Cet objet fétiche favorise la rencontre du lieutenant avec sa belle à bord du steamer, cet objet est perdu et remplacé par le magicien, remis par le lieutenant au gamin de douze ans dénommé Georgui avec qui il sympathise, le même qui en 1920 le rendra au lieutenant juste à tend avant sa fin tragique. En effet le gamin affable est devenu le secrétaire de l'armée rouge qui reçoit la reddition des soldats blancs.
La photographie aussi est un élément fort des deux temps du film. À bord du steamer Le Volant, le lieutenant rêve sur la photo de sa fiancée ; abandonné par son amante, il ira avec Georgui chez le photographe français, et treize ans plus tard, un jeune militaire enthousiaste et optimiste — à contre-sens de l'ambiance de la troupe vaincue où sourd la zizanie autour du colonel — persistera à prendre le cliché des soldats désarmés et vaincus. Ainsi voit-on que chez Mikhalkov tous les objets sont choisis et que rien n'est laissé au hasard, dans le décor comme dans l'intrigue.
Les deux temporalités se traduisent dans le film par une opposition forte. Les scènes de 1907 sont lumineuses, douces, comiques souvent, animées de personnages joyeux. Les scènes de 1920 sont verdâtres, grisâtres, adaptées à une situation tragique. Aussi le héros ne cesse-t-il de se demander comment il en est arrivé là, comment son pays a pu en arrivée là, puis que ce film est une célébration de l'échec.
L'histoire d'amour a échoué. Après une nuit dans l'auberge des bords de la Volga, la belle s'est envolée quand le jeune officier dormait encore, ne lui laissant qu'une petite lettre et un bonbon, après lui avoir dérobé son cœur et son flacon d'eau de Cologne.
La Russie des généraux blancs a échoué, les vaincus sont expédiés sur une sorte de cargo pourri dans le port de Crimée — il faut voir le remake de la séquence de la voiture d'enfant descendant l'escalier monumental — dans l'espoir fallacieux d'un départ vers l'étranger. On pensera sûrement au sort tragique du Titanic !
La révolution bolchevique aussi a échoué, elle sème la terreur et ne tient pas ses promesses ; elle est figurée par un ridicule communiste hongrois, Bela Kun, et une harpie de la Tchéka qu'il prend pour une déesse alors qu'elle ordonne une issue criminelle.
Avec ses allers et retours entre l'avant et l'après-Révolution, le film de Mikhalkov façonne une atmosphère mélancolique à souhait, où la littérature russe joue un rôle inattendu. Sur le fleuve, des jeunes filles prennent un scribouillard quelconque pour le grand Tchékhov. Plus tard, en mer Noire, la valise pleine de livres que les soldats se partagent avant que tout ne sombre renvoie à une culture romanesque qui a présenté les Russes comme de grands rêveurs, incapables de maîtriser la civilisation matérielle, si bien que c'étaient les étrangers qui venaient en Russie pour en être les artisans, les architectes, les ingénieurs. Mais pour le cinéma, rien ne vaut un russe comme Mikhalkov, que l'on sait souvent jalousé par ses pairs.
• Coup de soleil. Film de Nikita Mikhalkov, Russie, 2014, 3 heures.