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Entre les années 1960 et 1990, le Japon a fait couler beaucoup d'encre en Occident. On s'interrogea sur son taux de croissance, sur ses cadres au travail, sur la performance de ses lycéens, comme sur sa résilience face au risque sismique. Ressuscitant de sa défaite il était devenu une grande puissance industrielle et technologique et l'on adorait son cinéma. On avait fini par le qualifier d'usine du monde et l'on commençait à s'inquiéter de ses prises de contrôle de l'économie américaine, comme des meilleurs châteaux bordelais. Puis vint la stagnation économique du pays... et le Japon captiva moins les lecteurs français que la Chine. On publia alors moins sur le Japon, présent ou passé. On se contenta de feuilleter ses manga.

 

Cerfs-volants. Estampe, XIXe s. Paris, Musée des Arts décoratifs.

 

Aussi la publication de l'ouvrage de Pierre-François Souyri — qui enseigne à l'Université de Genève — devrait nous inciter fortement à considérer de nouveau la civilisation, et l'histoire de ce pays. Particulièrement une époque charnière entre l'ancien et le nouveau Japon, cette Ère Meiji qui s'est écoulée entre 1868 et 1912, quand la restauration du pouvoir impérial s'accompagna d'une modernisation spectaculaire de l'archipel. En effet, quand, en plein XIXe siècle, les menaces du commodore Perry et les traités inégaux obligèrent le Japon à réagir pour sauver son identité et éviter la colonisation qui s'abattait sur le reste de l'Asie, il lui fallait disposer d'une armée et d'une marine suffisamment puissantes pour résister à l'Occident, donc s'armer à l'occidentale. Pour en arriver là après le repli sur soi de l'ère des shoguns Tokugawa, le Japon changea apparemment tout : les principes politiques, les institutions, l'économie, l'instruction de sa jeunesse, etc. Une idée reçue s'imposa dès lors, celle d'un Japon qui ne savait que copier l'Occident pour se moderniser.

Manseibashi : une gare japonaise en 1882. Source : Nippon.com

Dans cet essai l'historien genevois montre que l'histoire de la modernisation du Japon tient aussi à ses contradictions et à une culture liée aux classiques chinois. Pour ce faire, l'auteur n'emprunte pas la voie du récit politique et chronologique mais de l'étude des grandes figures de l'époque à commencer par les introducteurs des lumières européennes. Des voyages officiels à travers l'Europe permirent à des intellectuels et des politiciens de découvrir ce qui faisait la force de l'Allemagne, de la Angleterre ou de la France. Ainsi la mission Iwakura qui parcourut l'Occident en 1871-1873. La « tentation de l'Occident » passa aussi par la traduction en japonais d'une quantité d'ouvrages, même si la première traduction du Contrat social de Rousseau par Nakae Chômin (1847-1901) utilisa le chinois pour mieux viser le public lettré. Les hommes politiques, en installant à Tokyo l'empereur Meiji, édifièrent un nouvel Etat, centralisé comme en Europe, assisté de toutes sortes d'écoles pour créer une élite nouvelle. Le Japon devait « passer d'un peuple à mentalité d'esclave à une véritable nation », s'affranchir par une éducation conçue comme une « désintoxication » par le grand intellectuel des Lumières et « partisan de l'abandon des idées asiatiques » que fut Fukuzawa Yukichi (1835-1901).

La première mission diplomatique à Paris. 1862. Photographie de Nadar. BNF.

Le goût de la liberté qui animait les Japonais éclairés s'incarna dans l'existence de nombreuses associations souvent locales mais très militantes où s'illustrèrent d'ex-samouraïs, sous des noms qui souvent reflètent ce qu'ils devaient à leur culture chinoise et confucianiste : Hajinsha (Société pour s'améliorer par la bienveillance) ou Keisetsusha (Société de la neige et de la luciole), etc. Ce goût de la liberté et du changement entra cependant en opposition avec le pouvoir impérial : le Mouvement pour la liberté et les droits du peuple et d'autres partis luttèrent en vain pour une constitution qui créerait un véritable régime parlementaire. La Constitution octroyée par l'empereur le 11 février 1889 ouvrit au contraire la voie à un régime autoritaire avec des élections au suffrage censitaire — le suffrage universel masculin arrivera en 1925 —, tandis que les femmes se voyaient refuser de parler politique et que leur éducation faisait d'elles « des filles dans les boîtes ». Kishida Toshiko, une des premières femmes à prendre la parole en public, en 1882, s'éleva contre ce machisme persistant : « Si les hommes sont meilleurs que les femmes pour diriger le monde parce qu'ils sont plus forts, alors pourquoi n'y a-t-il pas de lutteurs de sumo au gouvernement ? » Dans son essai Les Trois ivrognes, où Nakae Chômin met en scène les différentes conceptions du changement, le gentleman et le lettré dialoguant sous le contrôle du professeur. Ce Mouvement pour le liberté et les droits du peuple est manifestement disparate, source aussi bien d'une critique sociale et politique que de la future vague nationaliste.

Rue du Théâtre à Yokohama vers 1900. Photo de Kinbei Kusakabe. Source : BNF.

Le « renouveau d'une culture japonaise qui avait été tétanisée par l'impact de la culture occidentale » se traduisit par une simplification du système d'écriture, une volonté de « défense des traditions » chère aux « nipponistes » se fondant sur « une supposée essence japonaise ». Modèle du gentleman, Tokutomi Sohô (devint peu à peu « un idéologue officiel » soutenant l'affirmation du Japon « face aux Blancs » avant d'être (légèrement) condamné comme criminel par le tribunal international d'Extrême-Orient. Mais c'est Shiga Shigetaka, le modèle du lettré, qui utilisa le premier le terme de kokusei — la quintessence du pays ou encore le génie national — « dans une hostilité radicale à la pensée chinoise ». Le premier nationalisme des années 1890 (guerre contre la Chine) s'amplifia dès le tournant du nouveau siècle (guerre contre la Russie) et plus encore dans les années 1930 quand Tokutomi Sohô devint le partisan déterminé de « l'expansionnisme du Grand Japon » et son héros le samouraï Yoshida Shôin le défenseur farouche du culte impérial. Shiga Shigetaka fit du paysage japonais un absolu de la beauté, encourageant les Japonais à voyager dans leur archipel et à escalader les montagnes, les paysages naturels contribuant à refonder l'identité du peuple japonais. Parallèlement, l'Etat se mit à jouer un rôle dans le domaine artistique sous l'impulsion d'Okakura Tenshin qui favorisa la restauration des vieux temples, prépara l'ouverture du Musée impérial, se lança dans une Histoire de l'Art du Japon et resta célèbre pour The Book of Tea (1906) qui fait partie des livres qu'il écrivit en anglais lui qui avait aussi été conseiller du département des arts asiatiques du musée des Beaux Arts de Boston. Plus tard, après avoir remis à l'honneur les femmes écrivains du Xe siècle, Yasuda Yojûro, fondateur du « romantisme japonais » proclama en 1941 que la modernité née en Occident avait fait faillite, avant de considérer la catastrophe de 1945 comme « une défaite splendide » puisque le Japon moderniste gangrené par les idées occidentales avait été vaincu.

Victoire japonaise à Pyongyang, 1894. Estampe d'Ogata Gekkô. BNF.

Et vaincu pour avoir voulu conquérir l'Asie. Il est assez troublant de constater qu'après avoir prétendu « laisser tomber l'Asie » au sens de pays des valeurs confucianistes démonétisées, l'impérialisme japonais naissant estima devoir sauver la Corée et la Chine de la menace occidentale quitte à les aider contre leur gré après avoir donné à l'empire russe vaincu la peur du « péril jaune ». Certains avaient cru voir dans la République chinoise de 1911 et dans son leader Sun Yat-Sen un réveil salutaire inspiré des lumières japonaises. Nakano Seigô rêva dès 1915 d'une Asie unie et forte capable de repousser la domination britannique sous la houlette de Tokyo : il sera bientôt l'idéologue du fascisme japonais. Plusieurs idéologues (Hiraoka Kotarô, Uchida Ryôhei, Ôkawa Shûmei, Kita Ikki…) et plusieurs officines (Gen'yosha, Kokuryûkai, Tenyukyô…) cogitèrent sur la modalité de la domination japonaise sur le continent asiatique et l'Océanie.

Victoire sur la Russie au large de Lushun, 1904. Estampe de Shûsansei. BNF

 

Pour cet objectif, se développa une mystique nationaliste de l'Etat, le kokutei, célébrant le tennô comme empereur descendant d'Amaterasu, la déesse du Soleil, la continuité de la dynastie impériale et les origines mythiques du Japon. Ce qui permit à un obscur plumitif d'écrire : « Peut-être que les Occidentaux descendent du singe, mais nous autres Japonais, nous descendons des dieux ». Désormais l'empereur est devenu la source des lois et son portrait est honoré dans les écoles. Un ministre de l'Education, Mori Arinori, était sceptique devant ce « revival du shinto » : il mourut assassiné en 1889. L'empereur Shôwa (Hirohito) abandonna son statut de dieu vivant mais seulement en 1946 sous la pression des occupants américains qui ne touchèrent pas à la bureaucratie de l'époque Meiji. Tant que dura cette mystique de l'Etat impérial, il ne fit pas bon s'y opposer, et ceci dès le début de la vague nationaliste. Uchimura Kanzô qui la critiquait au nom du christianisme dut démissionner en 1891 de son poste de professeur, et l'historien Kume Kunitake fut expulsé de l'Université impériale en 1892, victime selon l'expression de l'époque d'un « désastre de pinceaux », en l'occurence une critique de l'empereur. Dès 1910 les manuels scolaires avaient été remis dans l'axe du patriotisme. Uchiyama Gudô fut pendu l'année suivante pour avoir écrit : « L'empereur n'est pas le fils des dieux. Ses ancêtres sont venus d'un coin de Kyûshû, tuant et volant en chemin… » En 1940, le pays s'activa pour célébrer le 2500è anniversaire de la fondation de l'empire malgré les conclusions de l'historien Tsuda Sôkichi, condamné à se taire par un tribunal en 1942. L'idée d'assassiner l'empereur avait depuis longtemps déjà germé dans l'esprit de plusieurs anarchistes comme Kôtoku Shûsui, sa compagne Kanno Suga, et d'autres activistes, tous fascinés par les narodniks russes : plusieurs ont été condamnés à mort et pendus en janvier 1911.

Obsèques de Meiji, 1912. Source : BNF.

Comme dans les autres pays en cours de modernisation apparurent de puissants mouvements critiques : le socialisme, le féminisme, le pacifisme, mais aussi l'écologie — le Japon aura été pionnier en ce domaine. La mine de cuivre d'Ashio, en fort développement à partir des années 1890, fut à l'origine de pollutions considérables avec des répercussions graves sur la santé des paysans de la région pour lesquels Tanaka Shôzô voulut remuer ciel et terre, relayé en 1907 par le socialiste Arahata Kanson auteur d'une Histoire de l'anéantissement du village de Yanaka. La dégradation de la condition ouvrière toucha particulièrement les jeunes femmes de l'industrie textile. La japonaise Hiratsuka Raichô prit la tête du combat des femmes en dénonçant toute cette modernisation qui avait favorisé les hommes : capitalisme, individualisme, matérialisme.

Avenue Ginza, Tokyo, vers 1920. Source : BNF.

L'auteur conclut que le Japon a connu une phase de modernisation à l'occidentale, « non pas en décalage mais bien en phase avec le développement des autres sociétés modernes. » Les débats qui l'ont agité étaient contemporains de ceux de l'Occident mais ils ont eu ceci de particulier qu' « une tradition du refus » s'est sans cesse manifestée tout au long de la période de Meiji.

La lecture de cet ouvrage remarquable dont ces quelques lignes ne peuvent rendre toute l'exceptionnelle richesse sera chaudement recommandée à tous ceux qui s'intéressent au Japon. Une vraie mine d'or !

Pierre-François Souyri. Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d'aujourd'hui. Gallimard, 2016, 490 pages.

Geishas et maikas dans une maison de thé vers 1910. Source : BNF.

hhh

 

 • Un site original à consulter : les nanban-e ou l'exotisme occidental dans l'estampe japonaise. (Cliquer ici).

 • Le commodore Perry et l'ouverture du Japon. Site illustré. (Cliquer ici).

 • L'Ère Meiji. Présentation sur Wikipedia.

 

Tag(s) : #JAPON, #HISTOIRE 1900 - 2000, #HISTOIRE 1789-1900
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