Un couple se sépare. De cette situation banale Handke construit une représentation à la fois familière et décalée grâce aux contrastes. La description minutieuse des objets et des activités quotidiennes s’oppose à la beauté des forêts enneigées ; la solitude dans la foule aveugle à l’isolement apaisant d’une marche en montagne ; le réalisme des personnages principaux au vide des figures secondaires, simples faire-valoir. L’écriture très visuelle et flottante de Handke donne une impression de légèreté à la lecture. Mais la gravité toujours affleure et pointe la difficulté d’être soi-même, hors du regard d’autrui, pour assumer seul son existence dans toute sa finitude.
Un jour, après Noël, Marianne a une « illumination » : elle prie Bruno, son époux , de quitter le foyer — « Va t’en. Laisse-moi seule » lui déclare-t-elle sans explication. Réfugié chez Franziska, amie de Marianne, Bruno très attaché à elle souffre et devient belliqueux. La femme se met à surprotéger Stéphane, leur fils de huit ans ; ils s’adonnent à de longues marches dans la neige, apaisés, fusionnels. Chaque homme met Marianne en garde contre les dangers de la solitude ; mais pour elle, remarque son éditeur, « tout avertissement est une menace », une agression. Seule Franziska la comprend car « enfin Marianne s’est réveillée ». Elle ne supporte plus que l’on croie la connaître mieux qu’elle ne se connaît, ni l’amour asservissant et confie « l’homme dont je rêve sera celui qui aime en moi la femme qui ne dépend plus de lui ».
En quête de la liberté d’être seulement elle-même, loin des relations humaines étouffantes et stériles, Marianne se réfugie toujours dans la même chanson « The lefthanded Woman », où l’artiste évoque ce « continent inconnu », cet ailleurs où l’amour vrai sera enfin réel — la mort peut-être car Marianne pense en « mystique » comme le lui reproche Bruno. « J’ai peur du bonheur » avoue-t-elle avant d’ajouter « j’ai vu clairement ma vie future devant moi et le froid m’a envahie ». Rester insaisissable aux autres, c’est son combat : « tu ne t’es pas trahie et plus personne ne t’humiliera jamais ».
Franziska admire Marianne car « c’est quelqu’un qui se repose un peu du cours du monde, qui déraille un peu ». Le bizarre des paroles, des comportements brise les routines. Sortir des rails, bousculer les préjugés perturbe notre regard et nous aide à chercher comment vivre pour devenir qui l’on est.
En le portant lui-même à l’écran Handke a sans doute facilité l’approche de ce récit de lecture faussement aisée.
• Peter Handke. La femme gauchère. Traduit par Georges-Arthur Goldschmidt. Gallimard, 1978. 116 pages.
Chroniqué par Kate