
En 2010, au crépuscule, éclate un puissant orage, anormal en pleine saison sèche : c’est un signe. Tous les tourments resurgissent, tels des « serpents cachés au fond du jardin ». Ce soir-là Dio jette Ixora hors de sa berline, la frappe et s’enfuit, tout comme le fit son père, Amos, avec Madame. Tout jeune Dio s’est rebellé contre son milieu social et a rejeté sa mère qui supportait les coups de son époux. Instable, névrosé, c’est « un individu sans substance » ; misanthrope, sans vie intérieure, ses amours ne sont que cérébrales et il se refuse à toute descendance. Seuls comptent l’argent et la vie luxueuse. Mais pour Madame, sa mère, il incarne l’échec de sa vie. Riche matriarche camerounaise, femme forte attachée à sa réputation, elle a accumulé du patrimoine pour ses enfants et par souci de respectabilité. Car elle sait depuis l’enfance « qu’être femme c’est mettre à mort son cœur et serrer les dents ». Mais cette « rigidité de sarcophage » dissimule « la peur et la honte » nées d’anciennes blessures « que (ses) propres parents ne purent cicatriser ». Comme les deux compagnes de Dio, elle connaît bien Vieux Pays, ce quartier mal famé de la capitale où vivent des « marginales » que Sisako Sone, la nganga — la guérisseuse — mariait encore il y a peu, et dont la fille, Masasi, est la tresseuse de Madame. Celle-ci, mue par l’empathie, y retrouve ce soir-là Amandla au chevet d’Ixora inconsciente. Personnage déjà rencontré dans Tels des astres éteints, Amandla enseigne aux enfants l’histoire de l’esclavage et l’antique conception du monde selon le Kémitisme : « Notre Terre Mère n’a créé qu’une seule humanité », blancs et noirs ayant les mêmes aïeux égypto-nubiens. Dans le flux de l’énergie vitale, les âmes s’incarnent en homme ou en femme : l’amour ne dépend ni de la couleur de peau ni du genre. Vieux Pays permet à ces femmes de vivre entre elles la sensualité affectueuse que leur refusent les hommes. L. Miano, dans ce récit, consacre plusieurs pages à la condition de ces épouses subsahariennes trompées, victimes de la brutalité masculine, parfois engrossées par des blancs puis abandonnées, comme le furent les mères d’Amandla et d’Ixora.
Quant à Tiki, à la différence de son frère, elle veut comprendre l’origine de son mal-être et va chercher dans ce quartier déshérité le terrible secret qui a dicté leur destin. Dio et elle ont connu une enfance de solitude, sans vrais parents, dans l’ignorance de leur généalogie. « Nous n’avons pas d’ancêtres » déplore-t-elle, « nous sommes seuls ». Tiki vit « une sexualité hors norme » et se refuse, comme son frère, à donner la vie.
« De qui es-tu l’enfant ? », c’est le fil rouge de tout le roman et le tourment des personnages. Qui était Angus Mususedi, père d’Amos ? et Makake Mandong, père de Madame ? Dio et Tiki ont-ils le même père ? Léonora Miano rend sensible le poids de l’Histoire à travers ses conséquences sur le psychisme des êtres humains ; paradoxalement, savoir d’où ils viennent les empêche de savoir qui ils sont. Et comme « l’argent ne purifie pas l’ascendance » la romancière dénonce ses effets sur les riches africains ; sans culture, « tout ce qu’ils savent, c’est le prix des choses » avant d’ajouter que « le pays est le domaine de ces groupes mafieux (…) qui reçoivent leurs ordres de l’extérieur » et de conclure sur ces bourgeois qui pillent la société : « on dit que ce sont les Nordistes qui font cela, on aime bien dire que ce sont les autres, les auteurs de nos actes, les responsables de nos choix, on aime bien refuser d’être libres ».
Un roman qui se mérite et mérite ses lecteurs !
• Léonora Miano. Crépuscule du tourment. Grasset, 2016, 285 pages.
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