La classique évocation des souvenirs d’enfance où le bonheur se mêle au regret confère à ce récit autobiographique son parfum doux-amer. Mais sous la plume de V. Hein, la nostalgie ne nait pas tant de ce paradis perdu que d’un certain désenchantement du monde un peu levi-straussien. Toutefois Hein, lui, ne hait pas le voyage ; il reste à jamais passionné de lointains ailleurs, même si leur fragrance exotique s’évapore. À Abidjan, en 1978, l’auteur avait huit ans : il n’oubliera pas comment les Européens y imposaient toujours leur méprisante domination. Pour retrouver cette Afrique d’antan, les souvenirs du jeune Hein flamboient comme les flamboyants, ces arbres « rouges pousse-au-crime ». La voix de l’adulte se mêle à la sienne et cette ambiguïté retient l’intérêt car la réflexion humaniste, voire philosophique souvent prévaut.
L’auteur affectionne les longues énumérations, les personnifications, et émaille son récit de termes rares — telles les choses adamantines...
Au-delà du simple réalisme descriptif, son style recherché, voire précieux, contribue à l’originalité du récit. « L’Afrique c’était le lieu du bouleversement de l’esprit et celui de l’apprentissage de nouvelles sensations », c’était l’invitation au voyage dans le jaillissement continuel des sons, des odeurs, dans « la force des couleurs et le sucre » qu’elles contenaient. Le petit garçon découvrait à la fois l’indicible beauté des ciels, « l’intempérance des saisons » et la part d’ombre des hommes réglant leurs comptes « à coups de pierre ou de machette ». Paradoxalement la peur africaine l’aidait à grandir, symbolisées par les masques monstrueux des danseurs qui représentaient « le spectacle complexe, universel et ravageur de notre espèce ». L’Afrique d’alors ne mentait pas, la nature humaine s’y révélait dans sa vérité. Choyé des domestiques, Emmanuel et Yvonne, le « petit négrillon blanc » s’éveillait au monde : « j’écoutais, j’observais, je rêvais, je murissais comme un fruit (…) j’entrais en moi et j’essayais d’entrer dans le monde ».Yvonne, sa nounou s’était attachée à ce gamin gringalet au « corps de poulet bicyclette » et l’initiait à la nature, au « chant arc-en-ciel d’un martinet ». Enfant, V. Hein aimait la toponymie et consignait dans son cahier de voyage les noms des lieux visités : Cocody, Yamoussoukro, Bouaké, ils portaient le « bel accent rebondi de l’Afrique » et suffisaient à lui rappeler « l’indolence des palétuviers ou le velours mauve de la forêt ». Ils lui « maintenaient l’âme ouverte » et donnaient corps à son imaginaire. Désormais « ils me renvoient là-bas, chez moi » comme si son être profond n’avait malgré tout jamais quitté le continent noir. Aux dires de l’auteur, l’Afrique l’avait rendu « fantasque, menteur », déjà très affabulateur. Porté par les légendes, attiré par l’histoire des pays africains plus que par celle de la France, l’enfant naissait à l’aventure : « ce pays m’en ouvrait d’autres (...) il me donnait le goût de l’ailleurs ». Le jeune Hein aimait les verbes qui marquent les temps de la vie : à ceux de l’enfance, « désobéissants et boudeurs » s’opposaient ceux de la mort qui « paradoxalement rejoignent souvent les verbes du voyage » : partir c’est toujours mourir un peu...
À l’inverse de sa mère qui craignait les maladies et la violence, son père, directeur d’une entreprise de travaux publics, aimait ce pays. Avec ses amis « ils prenaient l’Afrique comme elle venait, avec gratitude ». Son père ne cherchait ni la compétition ni l’exploitation des plus pauvres. Or le début de globalisation induit par l’invention du container l’avait rendu dépressif : acédie professionnelle mais aussi désenchantement culturel qu’il confiait à son fils : « les générations qui suivront ne verront toutes qu’à peu près et partout la même chose. Il m’annonçait la fin de l’exotisme ».
V. Hein n’épargne pas les autres Européens, ces expatriés inconscients qui, succédant aux colonisateurs, généraient, par la surexploitation des terres, un désordre économique et écologique. « L’Afrique leur conférait un confort financier, une autorité et une considération à laquelle, chez eux, ils n’avaient jamais eu accès ». Le jeune garçon, faute d’explications, a gardé de la traite négrière un sentiment de culpabilité ; petit blanc descendant peut-être des colonisateurs, enfant de « la première génération d’expatriés », il en tira la conclusion qu’en 1978 rien n’avait changé : « nous aimions trop l’argent et les Noirs nous faisaient encore peur ». Vincent Hein n’épargne pas davantage l’ensemble de la communauté française, petite société vulgaire de notables « aux conversations incultes ». L’enfant était témoin de « leur condescendance » de leur « désobligeance » à l’égard de « ceux qui les servaient à chaque instant ».
À l’évidence l’Afrique a constitué le socle fondateur de la personnalité de V.Hein, a ouvert son esprit, développé sa sensibilité et sa passion du voyage, non sans une certaine amertume car ce goût de l’ailleurs lui a laissé « ce sentiment très complexe, fascinant, doux-amer, d’être pour toujours un étranger chez soi ». Néanmoins il avait rendez-vous avec la Chine..
Merci à lui pour ce beau récit qui, par sa complexité, laisse à méditer.
• Vincent Hein. Les flamboyants d'Abidjan. Stock, 2016, 154 pages.