Lecteur, si tu prends le “politiquement correct” au sérieux, ne lis pas ce livre, car Paul Beatty n'écrit pas pour toi, et ne lis même pas ce compte-rendu !
Bonbon Moi — la famille ayant abandonné le “x” final — vit dans le comté de Los Angeles, pas dans les beaux quartiers, mais dans un ghetto passé d'une majorité noire à une majorité latino et appelé Dickens. La principale activité de Bonbon consiste à exploiter une ferme au 205 Bernard Avenue, ou plus exactement « une étendue non subventionnée d'ineptie afro-agraire en milieu urbain, terrain à peine plus fertile que la surface de la Lune ». Formé à Riverside dans les techniques agricoles, il s'est lancé dans les plantes génétiquement modifiées : son cannabis, ses mandarines, ses kumquats sont de qualité et il parcourt L.A. à cheval pour vendre ses pastèques cubiques !
En dehors de regretter la belle Marpessa, sa vie privée consiste habituellement à se rendre à « une réunion des Dum Dum Donuts Intellectuals, le think tank local » fondé jadis par son père, un homme diplômé de psychologie ce qui lui valut de servir comme médiateur et devenir « l'homme qui parlait à l'oreille des négros », également féru de sociologie et de sciences de l'éducation. Bonbon en sait quelque chose : aux mauvaises réponses à ses questions sur son « histoire nègre », le père appliquait de furieuses corrections électriques... Désormais Bonbon est orphelin, son père s'étant disputé avec deux flics à un carrefour... mais le club est aussi fréquenté par Foy, un Noir qui a fait jadis carrière à Hollywood, avec la série des Petites Canailles, et qui n'aime ni les discours ni l'humour de Bonbon au point de le surnommer le Vendu — le titre américain étant The Sellout —, Foy est aussi à l'origine de réécritures des œuvres de Mark Twain en style politiquement correct où tout esclave est un travailleur bénévole... et Bonbon n'aime pas ça.
Or voilà que Dickens n'est plus Dickens ! Les panneaux délimitant le quartier ont disparu en une tentative pour valoriser l'immobilier local en effaçant la mauvaise réputation de Dickens, le coin le plus meurtrier du monde à cause des gangs... Bonbon part en guerre contre cette injustice ce qui le conduit à poser un premier panneau vert à une sortie de la highway, à tracer à la peinture blanche le périmètre de l'ancien Dickens, à rechercher un jumelage avec une ville quelconque qui n'aurait pas peur de sa criminalité. Cela suffira-t-il pour que la communauté noire de Dickens relève la tête ? Après la géographie, c'est l'histoire de la communauté afro-américaine que Bonbon va utiliser.
Pour le lecteur tout a commencé avec un incipit des plus décoiffants qui explique le titre français du roman : Bonbon devant la Cour Suprême est accusé à la fois de ségrégation et d'esclavage. Le vieil Hominy, ancien acteur-enfant de la série des Petites Canailles, a été sauvé de la pendaison par Bonbon, à la suite de quoi il s'est proclamé son esclave. Il insiste pour que son maître le fouette le jeudi pour renouer avec la tradition : de guerre lasse Bonbon l'emmène se faire fouetter dans un club SM qui facture en plus... les injures racistes !
Les Noirs américains subissent les discriminations à n'en plus finir, même si les électeurs viennent de porter Obama à la Maison Blanche. Justement, Hominy pousse Bonbon à retrouver les bienfaits de la ségrégation sur les « négros », comme une forme de discrimination “positive” car il se suffit pas que la loi affirme l'égalité de droit, il faut agir pour les réveiller et qu'ils relèvent la tête. Bonbon ressuscite d'abord la ségrégation dans l'autobus que conduit Marpessa pour rejouer à l'envers la leçon de Rosa Parks : c'est un cadeau d'anniversaire pour Hominy tout heureux de céder sa place à une passagère blanche — recrutée par Bonbon pour tenir ce rôle. Aux commerçants, Bonbon propose de choisir entre deux panonceaux : ou bien « Réservé aux Noirs… », ou bien « Interdit aux Blancs ». Ainsi c'est comme un privilège de fréquenter un lieu où tout le monde n'a pas accès et le ghetto devient un club select ! Au collège désormais interdit aux Blancs, les gamins retrouvent fierté et goût du travail : la principale-adjointe s'en félicite. Mais, tel un nouveau George Wallace, Foy prétend faire inscrire une poignée d'élèves blancs. Foy et Bonbon vont encore s'affronter !
Le roman de Paul Beatty n'est pas d'un abord très facile pour le lecteur français (ou même non-américain) en raison de la multitude d'anecdotes concernant des personnalités locales, des allusions à l'histoire des Noirs américains, à la culture américaine en général. Mais son écriture inventive est une source inépuisable d'éclats de rire et ce serait vraiment impardonnable de passer à côté !
• Paul Beatty. Moi contre les États-Unis d'Amérique. Traduit par Nathalie Bru. Cambourakis, 2015, 339 pages.