Originaire de Nuoro, Marcello Fois trouve son inspiration d'écrivain au cœur de son île natale, dans cette Barbagia à la réputation noire initiée dit-on par Cicéron et célébrée au cinéma depuis Bandits à Orgosolo de Vittorio de Sica (1960). Le héros de Marcello Fois, Samuele Stocchino, est étroitement calqué sur un réel bandit d'honneur natif d'Arzana en Ogliastra et qui a vécu de 1895 à 1928. L'inscription dans la culture de l'île est aussi très marquée, elle donne lieu à d'assez nombreuses formules en sarde — heureusement suivies de leur traduction.
Le romancier s'attache à nous montrer Stocchino dans des scènes ponctuelles qui s'écartent d'une biographie suivie. Ce sont des scènes fortes où se lit la misère sociale d'une famille de bergers et d'ouvriers agricoles, comme Felice, le père, ou Gonario le fils aîné. L'analphabétisme est encore très répandu ; sa sœur Genesia ne sait pas lire, mais lui, Samuele, il sait lire et écrire et cela joue d'importance dans l'intrigue puisqu'il accompagne ses menaces et ses crimes d'une lettre manuscrite. Mais d'où vient que Samuele est devenu un hors-la-loi ? Le romancier ne passe pas son temps à nous plonger dans la psychologie de son héros, pas d'introspection, pas de flux de conscience et en ce sens on peut comprendre le titre (aussi bien en français qu'en italien). La construction romanesque de Marcello Fois joue habilement sur des temps forts, des incidents fondateurs, des répétitions qui donnent à penser que c'est une force supérieure, une fatalité, qui agit à travers Samuele.
Dès le début on comprend qu'on est dans une tragédie. Au nombre des incidents fondateurs figure la réaction du père, au retour d'un déplacement au village voisin de nuit avec Samuele, en 1902. Ils se sont arrêtés chez Emerenziano Boi, le tonnelier pour demander de l'eau. Cette eau leur fut refusée et Felice, avant de repartir, marque le sol d'un “S” avec la pointe de sa chaussure : un “S” qui ne s'effacera jamais. C'est un signe fort, comme l'apparition du cerf en pleine nuit, et c'est comme le mauvais œil pour la maisonnée des Boi.
La répétition maintenant. Après la chute dans la crevasse de Samuele jeune garçon somnambule sauvé par la petite Mariangela, vient la chute dans la même crevasse de Samuele pourchassé par les Bardi. De même, à la planque du soldat Luigi Crisponi, le copain d'enfance, dans une grotte durant la guerre en 1917, fait écho la planque ultime du bandit en 1928, une grotte secrète et aménagée dans un coin retiré de la Barbagia. Ni l'un ni l'autre n'en sortiront vivants.
La guerre est lourde de conséquences dans l'intrigue. D'abord en Tripolitaine : Samuele y fait la connaissance de Polito, un coureur de jupon fils d'officier supérieur qui l'emmène au bordel. Puis c'est la guerre contre l'Autriche : Samuele se lie avec Rubanu, un compatriote. Ces deux hommes se rencontreront plus tard sur la route du sergent devenu hors-la-loi. Décoré et promu pour un fait d'armes du côté de Gorizia, Samuele retrouve au village les misères de sa famille et l'attention de Mariangela. C'est à ce moment que sa vie bascule vraiment dans la vendetta. Il s'était déjà débarrassé d'un prétendant de Mariangela avant de partir au front, mais c'est quand il doit venger son frère Gonario, assassiné à la suite d'un quiproquo, que prend forme son destin de hors-la-loi. Pauvre Gonario, célibataire ivrogne, qui a cru pouvoir parader vêtu de l'uniforme du sergent Stocchino, et qui le paie de sa vie, car en face il y a les Bardi et leurs alliés Manai et Boi. Et à leur tour, les Bardi, Manai et Boi prendront le rôle des victimes. Alors, Bardi et Manai, les coqs de village, endossent vite la chemise noire pour se protéger — « derrière la chemise s'était cachée toute l'ordure possible ». Depuis peu au pouvoir, le Duce claironne que c'en est fini du banditisme... Comme il a chargé le préfet Mora de mettre fin aux méfaits de la mafia en Sicile, le nouveau pouvoir envoie Polito en mission dans la Barbagia.
La construction du récit est parfaite à mes yeux mais je dois souligner que l'art de Marcello Fois a d'autres qualités et notamment celle de descriptions originales. Voici à titre d'exemple le portrait d'un personnage secondaire, le commissaire Polito.
« La lune basse, pleine d'elle-même, lui imprimait, depuis la pommette jusqu'à la mâchoire mal rasée, le coin noir de l'ombre du nez. Et il se laissait faire. Ce nez, et sa mâchoire, faisaient la beauté de son visage, car ses yeux, par exemple, petits et rapprochés, se tenaient tapis dans ses orbites profondes perpétuellement assombries par les crêtes rocheuses des arcades sourcilières. Et sa bouche était un fil tellement mince que ses lèvres jointes lui marquaient, à deux doigts au moins des narines, une fissure horizontale esquissée au crayon. »
Je n'avais guère apprécié “Un silence de fer”. Mais avec “Mémoire du vide” il n'y a pas à tergiverser, Marcello Fois fait réellement partie des grands écrivains italiens contemporains.
• Marcello Fois. Mémoire du vide. Traduit par J.-P Manganaro. Seuil, 2008, 271 pages.