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À l'aube du XVIe siècle, les Ibériques partirent à la découverte des Indes, les uns par l'Est, les autres par l'Ouest, en fonction du partage du monde signé à Tordesillas. Ces deux mouvements opposés furent à l'origine de la première mondialisation, qui, comme les suivantes, se fit par la mer.
 
Spécialiste de l'expansion ibérique, Serge Gruzinski entend montrer comment « les connexions entre les parties du monde s'accélèrent » après 1492, comment l'Europe, le Nouveau Monde et la Chine devinrent en quelques décennies « des partenaires planétaires ». En 2015, l'auteur a remporté le Grand prix international d'Histoire — l'équivalent du Nobel des historiens — lors du 22è congrès international des Sciences historiques à Jinan, en Chine.
 
L'Aigle symbolise le pouvoir aztèque qui va tomber. Le Dragon celui de l'empereur de Chine qui, lui, va résister.
 
 
• Premiers contacts
 
En 1511, les Portugais venant de Goa prirent Malacca tandis que les Espagnols s'installèrent à Cuba. Bientôt une nouvelle étape se dessina. Quittant Malacca le portugais Tomé Pires conduisit une ambassade à peine militarisée jusqu'à Canton et demanda à rencontrer l'empereur Zhengde. Il fut bientôt suivi d'une armada riche en canons visant à conquérir le delta de la rivière des Perles. Quittant Cuba, et tout en outrepassant son mandat officiel borné au troc, Hernan Cortés débarqua dans ce qui serait Veracruz, et avec l'aide des pueblos rebelles de la Sierra il entreprit de menacer la capitale de Moctezuma et de s'en emparer après la mort de celui-ci qui avait tenté de stopper la progression de Cortés à coups de cadeaux somptueux.
 
Hernan Cortes et la Malinche recevant la visite de Moctezuma le 8 novembre 1519
 

 

 

 

• Choc des civilisations
 
Partout la langue a été un obstacle à surmonter. En Chine, Pires arriva avec des truchements engagés à Malacca, et capable de rédiger des lettres pour l'empereur de Chine. Cortés a aussi bénéficié des services d'interprètes : la Malinche, capable de traduire du nahuatl des Mexicas au maya, et Jerónimo de Aguilar, qu'un naufrage avait conduit au Yucatan, pour traduire du maya au castillan.
L'auteur compare les deux empires découverts par les Ibériques. Au-delà de quelques point communs comme l'éloignement géographique de l'Europe, et l'existence de vastes cités policées, c'est surtout une série de différences qu'il souligne.
Du côté asiatique, l'ancienneté du pouvoir et une civilisation au moins aussi développée et savante que celle l'Europe occidentale. Les Portugais découvrirent des villes plus vastes que les leurs, un pays qui pratiquait l'imprimerie et qu'administrait la classe des mandarins.
De l'autre, une civilisation qui ne connaissait ni la roue ni le cheval ni les armes à feu.
Les Espagnols découvrirent Tenochtitlan, capitale des Mexicas, ville immense pour l'époque et dont S. Gruzinski a déjà montré l'importance dans son ouvrage Histoire de Mexico (1996). S'ils s'émerveillaient des temples aztèques que Cortés qualifia de « mosquées » dans ses lettres à Charles-Quint, les Espagnols s'offusquèrent des cérémonies sanguinaires et des sacrifices humains des Mexicas. Un premier Codex fut envoyé par Cortés le Codex Vindobonensis Mexicanus ; il passa des mains de Charles-Quint à celles de Manuel de Portugal et du pape Clément VIII.
 

Extrait du Codex Vindobonensis Mexicanus (British Museum, Londres)

 

Tomé Pires se présenta aux Chinois en ambassadeur venu du Portugal, un pays dont ils ne connaissaient pas l'existence et qui ne figurait pas parmi leurs tributaires. Du point de vue chinois, Pires et ses hommes ne respectaient pas les usages, tirant au canon dès leur arrivée dans la Rivière des Perles. Cortés, lui, vint réclamer rien moins que la soumission de Moctezuma à son souverain ce qui bien sûr était inacceptable.
Le pouvoir chinois barra la route aux Portugais comme il ferma la route aux Tatars conduits par Bolai en 1462, puis en 1553 aux Mongols d'Altan Khan dont les six ambassadeurs furent jetés en prison. « Les Portugais n'ont pas été refoulés en tant qu'Européens, chrétiens ou cannibales [rumeur qui courut à Canton], mais plutôt parce que l'administration chinoise d'alors était allergique à l'étranger et au barbare. ».
Nomades du Nord ou pirates du Sud, c'était tout un pour le pouvoir impérial qui se méfiait absolument des barbares. Cette animosité s'est amplifiée à la mort de Zhengde sous le jeune empereur Jiajing (1521-1566) : le Premier ministre Yeng Tinghe se chargea de liquider l'ambassade portugaise. Les membres de l'ambassade de Pires furent jetés en prison. Les femmes qui accompagnaient l'expédition furent vendues comme esclaves. Le 23 septembre 1523 les prisonniers, tant portugais qu'asiatiques, furent mis à mort et découpés en morceaux afin d'impressionner les foules et les détourner de toute collaboration avec des étrangers. Pires fut vraisemblablement exécuté en 1523 ou 1524.
 
 

L'empereur Jiajing sur sa barge officielle. 1538. Musée national de Taiwan.

 

La cruauté des Espagnols se manifesta lors des opérations militaires sur l'altiplano. Quand Mexico-Tenochtitlan tomba en août 1521, le pays sombra dans le chaos. Outre l'habileté diabolique de Cortés, la société indienne s'est effondrée en raison de son infériorité technique face aux chevaux et aux canons des Castillans, en raison aussi de l'épidémie de variole qui s'était déclenchée après l'expulsion des Espagnols de Mexico à l'été 1520. Mais avec le temps, une société de métissage s'établirait dans cette Nouvelle-Espagne (cf. du même auteur, La Pensée métisse, Fayard, 1999).
 
 
Vers un empire universel ?
 
L'expansion ibérique fit de Philippe II un monarque de l'univers puisqu'en 1580 il devint roi du Portugal : les deux empires ibériques faisaient le tour du monde, quoiqu'ils ne se mélangeaient pas.
Fort d'avoir donné un immense domaine à la couronne espagnole, Hernan Cortés se lança après la conquête du Mexique dans l'exploration de l'océan Pacifique — entre 1522 et 1559 — avec le rêve de faire des Moluques le point de départ d'une nouvelle route des épices vers l'Est, traversant la Méso-Amérique pour rejoindre Séville. Mais aux Philippines évêques et missionnaires venus des Indes occidentales rêvaient bientôt de conquérir la Chine pour l'évangéliser.
« L'idée d'attaquer l'Empire céleste est donc une initiative locale, au sens où elle émane des Philippines et de la Nouvelle-Espagne, note Serge Gruzinski. Contrairement à des clichés anachroniques qui peignent une métropole espagnole tout occupée à poursuivre son expansion planétaire, c'est la périphérie qui pousse au crime et c'est la Péninsule qui freine ».
Mais la guerre de Chine n'aura pas lieu. En 1588 la défaite de l'Invincible Armada vint couper court à l'éventualité d'une invasion de l'empire chinois — tandis que l'influence des jésuites s'y introduisait avec Mateo Ricci.
 
Au lieu de considérer la mondialisation ibérique du XVI° siècle comme une simple projection impériale de l'Europe, l'auteur nous invite à penser autrement.
« Pour les colons espagnols de la Nouvelle-Espagne, la périphérie qu'ils occupent bascule vers le centre. (…) Cette recomposition de l'espace planétaire fait écho aux attentes des milieux missionnaires qui placent en Amérique les espoirs d'une chrétienté rénovée. Les plus intrépides (…) en viennent même à prophétiser la chute d'une Europe aux mains des Turcs et le glissement vers le Nouveau Monde du centre de gravité de la chrétienté ».
Et sans que ce soit dit, c'était un prolongement de la Contre-Réforme catholique et de la culture latine.
Ainsi, selon S. Gruzinski, naquit l'idée de l'Occident centré sur l'Atlantique. Les Portugais se contentèrent de posséder Macao, porte de la Chine dès le milieu du XVI° siècle. Quant à la Chine, elle constituerait alors un Orient lointain qui absorberait l'argent du Potosi tandis que les élites européennes rêveraient de Chine. L'empire britannique de la reine Victoria constituerait la prochaine étape de la mondialisation par la mer.
 

Le fort de Malacca au temps de Tomé Pires

 

—  On pourra utilement compléter cet essai passionnant en consultant le très remarquable ouvrage du même auteur, Les Quatre Parties du Monde. Histoire d'une mondialisation, (La Martinière, 2004), ouvrage luxueusement illustré — ce qui n'est pas le cas de celui-ci.
 
 
• Serge Gruzinski. L'Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVI° siècle. Fayard, 2012, 434 pages.
 

 

 
 

 

 
Tag(s) : #HISTOIRE 1500-1800, #MEXIQUE, #CHINE, #MONDIALISATION
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