Pour son troisième roman, La pista de hielo, paru en 1993 chez Anagrama, Roberto Bolaño a emprunté divers éléments de sa biographie, celle d'un écrivain chilien installé en Catalogne après avoir notamment vécu au Mexique. Or, l'originalité du livre qui est presque un roman noir tient moins au sujet et aux emprunts biographiques qu'à la manière dont trois de ses personnages construisent la narration.
L'action se déroule à Z., station balnéaire de la Costa Brava, particulièrement au camping Stella Maris, dans un vieux palais qui donne sur une plage. Quelque chose s'est passé dont trois narrateurs cherchent à nous entretenir en même temps que de leur vie dans la station touristique. Rien n'en est clair d'emblée et il faut dépasser la moitié du roman pour pressentir qu'un meurtre à eu lieu dans la ville de Z., mettant en cause un, deux ou trois personnages secondaires. L'identité de la victime apparaît tardivement et celle de l'assassin plus tardivement encore, aussi ne la dévoilerai-je pas. Tout ce qu'on peut avouer c'est que le lecteur est efficacement manipulé et ne sait pas identifier les bons indices.
Trois personnages tiennent à tour de rôle la fonction de narrateur, chacun n'intervenant que pour quelques pages avant de céder sa place et toujours dans le même ordre. Ainsi progresse l'intrigue. Quels sont ces hommes ? Remo Morán est propriétaire du camping Stella Maris, d'une boutique de bijoux fantaisie, d'un hôtel et du café Cartago. Originaire du Chili, il en a été chassé par la dictature d'Allende, et a vécu au Mexique où il a côtoyé des poètes ; on reconnaît là des éléments que le romancier emprunte à sa propre biographie. Tout comme Bolaño lui-même le fit avant d'accéder à la célébrité, Gaspar Heredia, alias Gasparín, gagne sa vie au camping comme gardien de nuit en compagnie du Carajillo, un vieil alcoolique ; Morán a connu Gasparín au Mexique et les deux hommes partagent des ambitions littéraires. Par ailleurs Gasparín éprouve un intérêt croissant pour la jeune Carlita qui séjourne au camping avec une vieille chanteuse de flamenco qui fait la manche, elle-même souvent accompagnée d'un SDF, surnommé Recluta, qui traîne en ville et sur les plages. Le troisième narrateur est un homme de confiance de Pilar, maire de Z., il se nomme Enric Rosquelles et est complexé par sa petite taille et ses rondeurs ; il s'occupe de questions d'aide sociale, avec sa secrétaire Lola, assistante sociale, elle-même ex-femme de Morán. Le fait divers ne nous est pas donné d'emblée suivi de confrontations de témoignages comme dans The Ring and the Book de Robert Browning, mais pas à pas, par les courtes séquences du trio Morán–Gasparín–Rosquelles : c'est en les écoutant que nous découvrons progressivement ce qui s'est passé.
Pourquoi donc le roman est-il intitulé Piste de glace ? C'est que Nuria, une jolie blonde championne de patinage artistique tient un rôle-clé dans l'histoire, en dansant au rythme de La Danse du Feu de Manuel de Falla. Rosquelles a aménagé cette patinoire, rien que pour elle, dans la dépendance du vieux Palacio Benvingut, inhabité depuis trente ans, et devenu propriété communale de Z., en détournant des fonds publics. Comme Nuria s'avère aussi la maîtresse de Morán, le lecteur s'attend à quelque action violente entre les deux hommes dont on sait qu'ils ne s'apprécient guère. Mais le drame dont il s'agit n'a rien à voir avec leur probable jalousie. Néanmoins c'est bien dans ce lieu insolite qu'un crime aura lieu. Voilà un roman déconcertant sans doute, mais pleinement réussi !
• Roberto Bolaño. La Piste de glace. Traduit par Robert Amutio. Chr. Bourgois, 2005, 246 pages.