Corail contre Diamants ? Le titre français, clinquant et accrocheur, annonce imparfaitement le contenu de cet ouvrage brillant et minutieux de l'historienne italienne Francesca Trivellato, professeur à l'université de Yale. Le sous-titre de la couverture n'est guère plus précis : De la Méditerranée à l'océan Indien au XVIIIe siècle, alors que l'étude nous conduira régulièrement à Lisbonne, à Londres, à Amsterdam. Tout s'éclaire à la page de titre : Réseaux marchands, diaspora sépharade et commerce lointain.
Livourne “capitale” des Sépharades
Chassés du Portugal, les juifs sépharades se dispersent. Ils n'ont pas d’État pour les protéger, pour leur assurer une justice équitable. À la fin du XVIe siècle cependant, la Toscane les invite à Livourne, un port aménagé à partir de 1571 pour contrer Venise et Gênes, et où des statuts favorables leur sont destinés, les livornine. Cela permet la constitution d'un groupe immigré pour laquelle Francesca Trivellato propose d'utiliser la notion de “cosmopolitisme communautaire” ; l’État toscan les accueille et les laisse libres d’exercer leurs métiers. Chaque année cinq massari sont élus pour veiller aux affaires de la communauté sépharade ; surtout, dès 1614, ces massari ont le droit de conférer le statut de sujet du grand-duché à chaque Juif accueilli au sein de leur communauté à condition de résider sur place, sans phénomène de ghetto. Ces Sépharades constituent une diaspora à laquelle on attribue généralement une forte cohésion source de réussite : cette cohésion se manifeste par des sociétés en nom collectif — alors que la tendance du temps est à la limitation de la responsabilité individuelle — et elle se fonde sur des mariages consanguins qui protègent le capital économique des familles. Sachant que beaucoup d'archives ont disparu suite aux bombardements de 1943, la correspondance de la compagnie Ergas & Silvera basée à Livourne est la base documentaire principale de l'historienne : 13 670 lettres expédiées entre 1704 et 1746. Leurs correspondants dessinent la géographie d'un commerce interculturel où dominent les ports : Venise, Gênes, Marseille, Lisbonne, Londres, Amsterdam, mais aussi Smyrne, Constantinople, Alexandrette (auj. Iskenderun, le port qui dessert Alep) et... Goa.
Chaque année se tient à Livourne un marché du corail, pêché près de Naples, sur les rivages de Corse ou de Sardaigne, et dont Goa est le grand importateur à l’intention des ateliers de joaillerie des Indes. Cette colonie portugaise de Goa est la place où, en retour, la compagnie Ergas & Silvera se procure des diamants, généralement de petite taille, destinés au marché européen et taillés à Amsterdam, tandis que Londres devient le marché principal du diamant brut après 1713. Ainsi se comprend le titre de l'édition française. Cependant l'essentiel de l'activité d'Ergas & Silvera se situe en Méditerranée, spécialement avec Alep, où réside un commissionnaire de la famille Ergas, et leur commerce se compose de marchandises fort diverses. Livourne exporte vers les ports ottomans des produits venus d'Italie, mais aussi des colonies portugaises. Alep, où les sépharades bénéficient de la protection du consulat français, est le marché de la soie grège d'Iran. Quand ce marché décline après 1730, et que les Anglais se procurent la soie au Bengale et en Chine, c'est le coton qui triomphe avec un volume chargé sur les navires français au Levant multiplié par cinq de 1700 à 1789. Nos marchands de Livourne trouvent à Constantinople des centres financiers où tirer des lettres de change pour faire leurs achats au Levant, ainsi que d’utiles informations commerciales. De même à Venise, où ils s'approvisionnent en miroirs destinés au Levant aussi bien qu’ils souscrivent des assurances maritimes.
Le réseau et la confiance
À Gênes, Venise, Amsterdam, Alep, les agents de la compagnie Ergas & Silvera sont communément des parents et des coreligionnaires. En revanche à Marseille, à Lisbonne, à Goa ce n'est pas le cas. Dans l'Empire portugais où les Sépharades n'ont plus le droit de cité (l'Inquisition restant très active encore dans les années 1720 même contre les conversos plus suspects que jamais), leurs commissionnaires ne sont pas juifs ; à Lisbonne pour travailler avec la Carrera da Índia, ce sont des Italiens comme Paolo Girolamo Medici ; à Goa ce sont des hindous, surtout les Camotim, de la caste Saraswat, bien introduits auprès des souverains indiens. Mais Goa étant éloignée de la Golconde, la grande région productrice de diamants, le XVIIIe siècle voit peu à peu Madras prendre le relai : en conséquence et par nécessité les Sépharades de Livourne travailleront avec l'East India Company — mais sans avoir le droit de prendre part au trafic colonial anglais (§6 note 40) — et leurs agents tendront à quitter Amsterdam pour Londres, bientôt rejoints par des juifs ashkénazes.
Se livrer au commerce lointain, sans État protecteur hors de Toscane (sauf la France à Alep), suppose une solide confiance à l'égard des agents disséminés dans les différents ports et carrefours commerciaux. La cohésion de cette diaspora constituée de coreligionnaires a souvent été jugée à l'origine de la réussite économique des Sépharades. Mais la diaspora forme-t-elle toujours une communauté soudée et solidaire ? Dans son ouvrage méticuleux, Francesca Trivellato vient nuancer voire contredire l'idée que la confiance est produite par le seul partage de la même religion. La preuve en est la chute de la compagnie Ergas & Silvera qui s’est produite en 1746. À l’origine de leur mésaventure, il y a le contrat signé le 15 novembre 1738, aux termes duquel Elias Silvera se lie à Agah Manassé, un Juif persan venu spécialement à Alep pour vendre extrêmement cher un « gros diamant » de 60 carats dans l'une des capitales européennes grâce aux relations des Livournais. Elias Silvera rêva de profits considérables sans même connaître Manassé et engagea la société dans une opération qui dépassait ses capacités financières, car les années passèrent, les frais s’additionnèrent sans que la vente ne fût conclue pas plus à Paris, Londres ou Amsterdam. On envisagea même de solliciter la cour du tsar ! Ergas & Silvera attaqua le trop exigeant Manassé devant les tribunaux et les Livournais furent acculés à la faillite.
La réussite des entreprises sépharades de Livourne, comme Ergas & Silvera, vient de réseaux patiemment constitués. Certes ils se marient entre eux, entre cousins — cf. généalogies des pages 50-59 — mais aux liens de parenté s'ajoutent le choix d'intermédiaires recommandés pour leur compétence, rétribués par une commission, quitte à ignorer un parent présent sur place, ainsi que l'incorporation de non-Juifs quand c'est nécessaire, pourvu que la réputation puisse s'auto-entretenir, notamment par la correspondance — dont Francesca Trivellato examine à la loupe les formules de politesse — le tout formant une sorte de « coalition » où tous se contrôlent pour rester dans le jeu, ce qui devrait éviter les imprudences fatales.
Le renouveau de l'histoire économique et sociale
Importée des États-Unis, la notion d’histoire globale (global history) semble ici à sa place. En introduction, l’auteure se réclame d'une « histoire globale à échelle réduite » vu que l’œuvre déborde peu de l’espace méditerranéen. Elle s’approprie un autre concept à la mode, l'histoire connectée, largement mis en avant par Sanjay Subrahmanyam, universitaire plusieurs fois cité dans cet ouvrage ; la formule est doublement logique puisqu’il s’agit de commerce international entre gens de différentes cultures. Pour cette raison on pourra accepter l’expression « commerce interculturel », encore qu’il n’y ait pas trace de prosélytisme juif en Inde, ni d’apport d’hindouisme en Italie, simplement parce qu’entre Livourne et Goa les marchands de corail et de diamants relèvent de communautés distinctes et ne se rencontrent pas physiquement.
L’origine italienne de l'historienne sert probablement au préfacier pour affirmer une appartenance au courant de la microstoria (micro-histoire en français) alors que son initiateur, le célèbre historien italien Carlo Ginzburg, entendait par ce concept une histoire focalisée sur des stratégies individuelles, sur un petit nombre de personnes, modestes s'il se peut, et présentes dans un espace réduit. [Cf. par exemple, de Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers ou Les batailles nocturnes, voire plus récemment, La révolte des boules de neige de Claire Judde de la Rivière.] Or, Corail contre Diamants, on l’a vu, n'a rien d'une étude centrée sur un petit espace : à partir du port de Livourne, l'espace concerné s'étend à l'Empire portugais, à la Hollande, à l'Empire britannique, à l'Empire ottoman, à la France ; rien non plus d'un groupe réduit à quelques individus puisque la population sépharade de Livourne (tableau page 84) passe de 134 Juifs en 1601 à 4 350 en 1787. L'ouvrage donne au fil des pages et des notes de nombreuses précisions sur les Sépharades dans le reste de l'Europe, principalement à Amsterdam et à Londres où l’antisémitisme semble fréquent.
Il faut applaudir un tel ouvrage qui renoue avec l’histoire économique et sociale souvent délaissée depuis trois ou quatre décennies. Au fil de la lecture, on apprécie que l’auteure cherche à nuancer voire à contredire plusieurs certitudes ou idées reçues. Venise, vers 1650-1750, n’est pas si ruinée que l’ouverture des routes atlantiques le fait facilement admettre. Au Moyen-Orient, les caravanes n’ont pas toutes disparu ; vers 1700 une caravane bisannuelle relie encore Alep et Surate, rythme qui n’est pas inférieur à la liaison entre Goa et Lisbonne assurée par la Carrera da Índia.
À la vérité on apprendra beaucoup sur la culture sépharade, sur l’utilisation des dots et douaires par les familles de Livourne, sur la correspondance commerciale et ses manuels, sur le commerce du diamant, et même sur le commerce de Marseille, etc… Et la bibliographie est impressionnante (60 pages). En revanche, on ne découvrira pratiquement rien sur l’enseignement dont peuvent bénéficier ces Juifs qui bien sûr n’ont pas accès aux écoles des chrétiens, non plus que sur leur pratique religieuse ou leur santé. Enfin, malgré l’abondance des notes (110 pages) il n’y a pas une seule lettre entièrement traduite pour représenter l’archive des 13 670 courriers adressés par Ergas & Silvera.
• Francesca Trivellato. Corail contre diamants. De la Méditerranée à l'océan Indien au XVIIIe siècle. Traduit de l'anglais par Guillaume Calafat. Préface de Romain Bertrand. Editions du Seuil, 2016, 564 pages. (25 €, eBook 17,99).
• Pour une critique plus serrée, voir dans la revue Cahiers de la Méditerranée, numéro 86 de 2013, la recension par P.-Y. Beaurepaire de l'édition américaine de ce livre (Yale University Press, 2009).