Fabrice Luchini fendrait-il l’armure dans cette autobiographie ? Voire... Ce « passeur des grands textes » reste insaisissable. Il joue habilement de l’humour et de l’ironie, égratigne ses contemporains dans la langue de Céline, « celle de tout le monde », mêlant aux familiarités truculentes, au vocabulaire cool et branché des tournures plus académiques. Il joue le masque et la plume ; même s’il se montre plus loquace sur son métier que sur lui-même, F. Luchini se dit sans se révéler et garde son habit d’Arlequin.
Jadis, rue des Abbesses, le petit Robert est tombé dans l’oralité, du verlan au louchébem, avec sa bande de copains. À treize ans, après le certificat, embauché chez Dessange, il troqua « Robert » pour « Fabrice », plus classe pour les bourgeoises des beaux quartiers.
La chance lui sourit à vingt ans : Rohmer lui fit jouer Perceval. Mais le cinéma n’était pas son monde... F. Luchini suivit les cours de théâtre de J.L. Cochet et « Ça a débuté comme ça », la révélation, la vocation en découvrant Le Répertoire. Le Misanthrope en amuse bouche... Il souffre encore au souvenir des « quinze ans chaotiques » avant d’ être reconnu et apprécié, en 1985 (!). Fabrice Luchini se dit anxieux, hanté par le vide intérieur, cette « vacuité douloureuse » qui lui fait rechercher les échanges, hanté aussi par « le mystère du verbe ». Il se défend de toute « hystérie cabotine », plaide la force de son engagement : « Je propose des textes ahurissants, je me confronte à eux jusqu’à l’épuisement. Ils sont ma raison d’être »… Écoutons–le lui qui nous tutoie sans façons.
Il tente de faire sentir, éprouver les textes. Molière par exemple, « c’est une langue qui sort du corps et non pas du cerveau, une langue organique, qui transpire la vie ». Comme le disait Jouvet, « toute phrase est avant tout un état à atteindre » pour le comédien.
F.Luchini n’aime guère les acteurs... « les universitaires dissertent et les “diseurs de profession” massacrent les textes », — et pan ! — les interprètent, les surjouent, alors que l’acteur doit s’oublier. Jouvet interdisait de jouer les personnages « en apportant sa propre vie » ; il fallait s’en déposséder pour « (les) laisser vivre ». « L’exécutant doit être bête » et restituer le texte dans la plus grande impersonnalité possible, s’imprégner du rythme, des consonances par la respiration et la diction et non la simple articulation. Fabrice Luchini se revendique donc comme « un interprète musical ».
S’il aime Céline, tout en concédant son antisémitisme et sa perversité, c’est pour « sa puissance d’évocation » : « en désarticulant la langue, il rend la vie, l’émotion du langage parlé », sans psychologie. Le langage de la poésie exige plus d’efforts : il faut se « laisser féconder » par elle, grâce à la « rumination » des sonorités et des souffles.
Même si F. Luchini se dit fasciné par la musicalité de certains mots — « easyjet » par exemple ! —, on doute qu’il se satisfasse du signifiant sans le signifié ; il cabotine au passage en évoquant sa difficulté à oraliser « Bateau Ivre » faute d’y percevoir du sens...
Mais F. Luchini s’épanouit sans peine dans son temps. Lui qui « n’a pas réussi à être de gauche » aime bien Macron et Pujadas... Il s’attarde sur ses rencontres avec François Hollande, dont il aurait apprécié « la drôlerie, la curiosité », sans « rien à voir avec le candidat à la pratique orale si étrange, découpant ses discours de manière si peu claire ». F.Luchini lui donnerait-il volontiers quelques leçons ?
Qui est Fabrice Luchini ? Égo-centré ? Narcissique ? Il se revendique “free-lance”, différent des troupes d’acteurs, habité par la quête incessante de « la note parfaite ». Un original en quelque sorte ! Reste que sa plume kaléidoscopique respire la vitalité. C’est un vrai plaisir de lecture et l’occasion de redécouvrir de larges extraits des grands textes.
Au fond, « À chacun sa vérité » comme dit Pirandello !
• Fabrice Luchini. Comédie française. Ça a débuté comme ça... Flammarion, 2016, 243 pages.