Si le cinéma fait aujourd’hui connaître Chocolat, c’est grâce aux six années de recherche de l’historien G. Noiriel et à sa volonté déterminée de comprendre pourquoi Chocolat, Rafael de son prénom, qui fut un des artistes français les plus célèbres à la fin du 19e siècle, a été broyé par « la machine à fabriquer l’oubli » quand d’autres, telle Joséphine Baker, sont restés connus. L’auteur reconstitue la biographie de Rafael, mais sa démarche d’enquête aussi retient l’intérêt : « pour pouvoir [m’y] consacrer pleinement, j’avais renoncé aux responsabilités que j’assumais auparavant dans le monde savant ». De 2009 à 2015 « redevenu chercheur de base », G. Noiriel a lu maint livres, fouillé archives et articles de presse, arpenté les lieux où vécut Rafael, depuis La Havane où il naquit esclave entre 1865 et 1868, puis Bilbao, Paris et Bordeaux où il mourut en 1917. Spécialiste de l’histoire de l’immigration, victime lui-même enfant de discrimination « au faciès » — car Noiriel était « un garçon basané au cheveu noir » —, il s’est pris d’empathie pour ce jeune cubain : « Tu t’es toujours battu. Tu as été l’acteur de ta vie et es devenu mon héros préféré ». Mais écrire sa vie avec très peu d’éléments n’était pas sans risque ; Noiriel multiplie les justifications : il a dû parfois imaginer à partir de quelques rares traces, flirter avec la littérature sans jamais céder à la fiction, voire se mettre à la place de Rafael pour mieux le rapprocher du lecteur.
Cet ouvrage est aussi un essai d’histoire sociale, de La Havane au Paris fin de siècle, et du monde circassien, celui du cirque.
Né esclave, vendu à un riche Espagnol et traité comme un animal par ces paysans basques qui l’étrillaient pour « blanchir le nègre », Rafael s’enfuit à Bilbao où un clown anglais le prit comme domestique et l’emmena à Paris. Embauché au Nouveau Cirque, il y fera carrière car même s’il était analphabète et ne parlait pas français, il excellait dans la pantomime, sans paroles, où tout repose sur la danse et les mimiques. Ce qui frappe, c’est sa détermination à combattre par le rire et l’humour burlesque les humiliations racistes ; des enfants lui attribuèrent ce surnom de Chocolat dont il tira dignité. En duo avec le clown anglais Foottit, il révolutionna leur art et séduisit autant les classes populaires que les aristocrates dont il portait fièrement le gilet rouge. Rafael jouait le « nègre battu mais content, humilié par le clown blanc » mais l’Auguste gardait le sourire. Il sut même rebondir quand, en 1895, parut un dessin de Toulouse-Lautrec qui le représentait sous des traits simiesques avec la légende « sale nègre ». Toutefois, la mode des clowns parleurs puis le cinéma marquèrent la fin du duo. Rafael s’essaya au rôle de comédien pour ne plus être « le bouffon noir de la République blanche », mais il parvenait mal à apprendre les textes et à les prononcer sans accent : la presse signa sa sortie de scène. À son décès on lui trouva un nom, Padilla, celui de son premier maître : trop tard. N’ayant pas été affranchi, Rafael n’avait pas d’état-civil : on ne distingua jamais le personnage qu’il jouait de sa personne, il ne put se faire un nom, lui qui n’en avait pas. Il resta « Chocolat », « l’homme sans nom ». De plus, la parution en 1907 de l’ouvrage du journaliste Franc-Nohain, Mémoires de Foottit et Chocolat, imprégné de préjugés racistes, a certes contribué au déclassement de l’artiste.
Dans ses lettres fictives à Rafael, Noiriel explique sa démarche et égratigne au passage ses collègues historiens dont il regrette le désintérêt pour l’histoire du cirque, sujet sans doute peu noble. Conscient de « la ligne rouge qui sépare l’Histoire de la littérature » il prend soin de préciser lorsqu’il imagine et d’indiquer les indices réels sur lesquels il se fonde. Il a, écrit-il, « mouillé sa chemise » et entendu les plaisanteries de ses collègues en devenant historien-acteur dans une conférence théâtrale jouée devant des élèves afin de leur montrer les discriminations subies pas Chocolat et sensibiliser ainsi les jeunes au racisme. « Le milieu universitaire était de plus en plus dominé par des experts produisant des connaissances réservées à une petite élite mondialisée. Je ne me sentais rien de commun avec eux ».
Sous la plume de Noiriel on découvre la vie parisienne “fin de siècle”, Belle Époque, et la puissance grandissante de la presse. Les Africains restent encore rares dans Paris, « négrillons » domestiques dans la bonne société, étrangers suscitant méfiance pour les plus pauvres. L’insulte de « sale nègre » n’est pas rare et le blanc civilisé aime se gausser de ces non-humains au Jardin Zoologique ou lors de l’Exposition Universelle de 1889. C’est l’époque des cabarets, des Folies Bergères, du Chat noir et Montmartre fait chavirer les têtes. À partir de 1906 Paris change : le cirque ne fait plus recette.
« Rafael, des millions de gens te verront à l’écran et tu redeviendras célèbre ! »
Passionnant ouvrage ! Associé au film et au site créé par Noiriel (www.clown-chocolat.com) on peut espérer qu’il aidera à la prise de conscience réfléchie du plus grand nombre.
• Gérard Noiriel. Chocolat. La véritable histoire d'un homme sans nom. Bayard, 2016, 534 pages.