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Qui peut bien s'intéresser à une série romanesque sur les VI-VIII° siècles ? Les historiens attirés par l'époque des royaumes dits barbares préféreront aller directement à un ouvrage comme celui de Bruno Dumézil, “Les racines chrétiennes de l'Europe” et les amateurs de romans d'aventures historiques risqueront de faire la fine bouche devant les personnages et les thématiques de François Taillandier et de vite refermer le livre. Ils auraient tort.

 

“L'écriture du monde” (2013) est le premier volume d'une trilogie sur l'Antiquité tardive. Il commence avec la chute du dernier empereur à Ravenne en 476 et traverse le VI° siècle en compagne d'un grand témoin, le lettré Cassiodore, et d'une princesse délurée, Théolinda reine des Lombards. Le second volume, “La croix et le croissant” (2014), correspond au tout premier essor de l'islam quand Omar s'empare de Jérusalem tandis que les rois mérovingiens règnent, en fainéants disait-on, sur les royaumes francs. Le troisième volume, “Solstice” (2015) mène au couronnement de Charlemagne en 800.

 

La figure centrale, Cassiodore, est un aristocrate romain, riche de terres en Calabre, et principal ministre du roi Théodoric qui l'a chargé d'écrire une Histoire des Goths. Son étoile pâlissant avec les rois suivants, il se retrouve otage du basileus de Constantinople. De retour enfin sur ses terres ancestrales et s'inspirant de Benoît de Nursie, il fonde un monastère, le Vivarium, où il a créé un scriptorium dans le but de sauver les textes essentiels d'un monde qui est en train de sombrer, d'où le titre “L'écriture du monde”. D'autres personnages donnent à ce livre une épaisseur humaine. Il s'agit de Boèce, le philosophe mis à mort sans que Cassiodore ait rien pu faire, de Léandre et son frère Isidore qu'on appellera de Séville, auteur des “Etymologiques”. Il s'agit de Grégoire, l'ancien préfet de Rome devenu pape contre son gré et qui rêve à la fois de pacifier l'Occident en mutation et de le christianiser. Il s'agit enfin de Théolinda la reine des Lombards, une femme hors du commun pour cette époque puisqu'elle sait lire et qu'elle choisit son roi et mari, Ago, parmi les princes et ducs rivaux.

 

A côté de personnages relativement captivants, ce roman propose des thèmes représentatifs du temps : la violence, l'essor du christianisme, l'héritage culturel compromis. La violence est omniprésente, elle concerne les princes bagarreurs que Théolinda veut mettre au pas ou éliminer. Les conquérants saccagent stupidement villes et territoires avant de les annexer. Tel qui est capable de donner des terres à l'Eglise est aussi capable de trucider un évêque ou un moine sans trembler. Dans ce monde imparfaitement christianisé, les divisions religieuses perdurent entre ariens et partisans de l'évêque de Rome, entre eux et l'Eglise byzantine. De ce contexte brutal, le monastère est l'antithèse, il est comme une utopie. Plusieurs de ces personnages sont pris de doute à la fin de leur existence : ont-ils fait les bons choix ? Souvent le désespoir gagnait l'un ou l'autre, avec le sentiment du « dégât d'être né ». Théolinda, deux fois veuve, a vu son fils s'éloigner d'elle, d'un destin royal et elle se prend à douter. Cassiodore resté sans descendant se demande s'il a bien fait de jouer la carte d'une politique hostile à Constantinople. Léandre s'interroge sur la durabilité du scriptorium fondé par Cassiodore. La culture antique est en perdition. On a pourtant besoin de livres comme mémoire des hommes, de leurs vies et de leurs actions. Cassiodore, se remémorant avec nostalgie les lettres de son père — qu'enfant Eudoxe son magister lui faisait lire — avait eu la pensée que « C'était beau comme du Tacite ». Tout est dit.

 

Du nouveau surgirait des ruines de Rome. Denys Exiguus serait l'un des inventeurs de ce « nouvel ordre du monde » en proposant de compter les années depuis la naissance de Jésus et non plus depuis la fondation de Rome, cité presque désertée. La reconquête partielle de l'Italie par Justinien avait marqué un tournant dans la vie de Cassiodore comme du monde latin. Quasiment prisonnier chez le basileus, il y avait rencontré les lettrés grecs et jugé de l'usure de leur culture repliée sur elle-même. « En fin de compte, les gens de l'Occident avaient fait une expérience que ne soupçonnaient pas ceux d'ici [Constantinople] : le changement, la précarité de tout, la nécessité de s'adapter, tant bien que mal, à un nouvel état de choses. Ici, on perpétuait la tradition. Là-bas, de l'autre côté de la mer, on était voué à l'incertitude, à l'inquiétude, à l'intranquillité, à l'interrogation : à l'invention. » En plein VI° siècle, il était prématuré de savoir comment s'esquissait le futur Occident, mais c'est un peu cette idée que l'on devine. Dans les deux siècles suivants, l'islam viendrait se mesurer à lui et l'amener à s'affirmer. Affaire à suivre...

 

• François Taillandier. L'écriture du monde. Stock, 2013, 285 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #ANTIQUITE TARDIVE, #ROME
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