Alors que l'Inde dispose d'une riche et puissante tradition littéraire, les confetti de l'Empire colonial français que furent les Comptoirs relevant de Pondichéry marquèrent bien peu la fiction contemporaine. Prenons le cas de Mahé, ce petit territoire de la côte de Malabar, n'a semble-t-il inspiré du côté français qu'une nouvelle de Pierre Loti. Mais il se trouva un écrivain natif de Mahé (Mayyazhi) pour y situer une œuvre romanesque en malayalam : M. Mukundan l'a publiée en 1974 sous le titre Mayyazhi puzhayute Theerangalil, puis un éditeur de Madras (Chennai) en donna en 1999 une version anglaise. On the banks of the Mayyazhi devint Sur les rives du fleuve Mahé pour constituer à ce jour l'unique œuvre disponible en langue française de cet auteur indien pourtant à la tête d'une importante œuvre de fiction.
Mukundan, né en 1942, dépeint la vie de la petite colonie depuis l'apparition de la première automobile, celle de Big Sahib, débarquée d'un cargo comme un événement fondateur de la modernité, jusqu'à l'indépendance acquise le 13 juin 1954 à la suite du triomphe du mouvement nationaliste animé par plusieurs personnages du roman, eux-mêmes inspirés par le mouvement de Gandhi dont l'écho s'est fait sentir d'abord lors d'une marche du sel. Avant cette montée du nationalisme, qui vaudra la prison à certains, la petite colonie coulait des jours tranquilles, vivant dans une sorte de léthargie juste troublée par les gens de la région venus profiter de la détaxe des alcools qui constituait son privilège face à l'Inde anglaise, et le bistrot d'Unni Nair prospérait.
Parmi les jeunes activistes, un rôle de premier plan est assuré par le jeune Dasan, fils du scribe Damu, et petit-fils de Kurambi Amma et de Kelu Achan le grand-père mort d'une piqûre de serpent. Installée sur sa véranda, Kurambi vit dans la nostalgie de ses jeunes années quand Leslie Sahib lui rendait visite avec son cabriolet et qu'elle lui offrait du tabac à priser. La lente description du petit monde du comptoir français, d'où les citoyens venus de France sont à peu près absents, fait la part belle à la chronique de la vie quotidienne, aux métis et à de très nombreux personnages, les uns haut-placés, d'autres nettement pauvres, et quelques-uns pittoresques ; beaucoup portent des noms que le lecteur occidental pourrait mélanger : Karunan, Kanaran, Kanari, Kunjakkan, Kunhanandan, Kunhambu, Kunhichirutha, etc. Par ailleurs, les fêtes religieuses permettent de voir une certaine égalité entre christianisme et hindouisme : « La fête de l'église de la Vierge était aussi importante à Mahé que celle de Thira dans le temple de Meethala... » Et aussi : « La Mère de Mahé, comme on appelait la Vierge, aimait autant ses fidèles que Gulikan et Kuttichathan, les dieux thiyya.»
La marque du temps qui passe s'appuie sur le cursus scolaire de Dasan, le certificat d'études, le brevet, puis le baccalauréat obtenu à Pondichéry. Il semble être le premier autochtone de Mahé à le décrocher. A son retour, déjà impliqué dans les cercles nationalistes, il refuse l'emploi administratif proposé par Big Sahib et se brouille avec son père pour le restant de ses jours. S'il faut donner plus de place aux sentiments, disons que Dasan a une sœur, Girija, et une petite amie, Chandrika, celle qui ne quittait jamais ses bracelets de cheville. Le mariage forcé fait partie des mœurs indiennes et Dasan va buter sur cette tradition, plus difficile à renverser que le pouvoir colonial. L'action politique ne fait ni le bonheur de l'individu ni celui de sa famille, telle pourrait être la leçon de ce roman.
• Maniyambath Mukundan. Sur les rives du fleuve Mahé. Traduit de l'anglais par Sophie Bastide-Foltz. Actes Sud, 2002, 296 pages.