L'Europe, l'Islam : deux aires culturelles qui s'opposent, se chevauchent, interagissent ; il s'agit donc d'un sujet important et d'actualité depuis quatorze siècles ! Ce livre est issu d'un colloque organisé en 2013 à Marseille, alors capitale européenne de la culture. Il réunit trente passionnantes communications classées par thèmes.
• La première partie traite de la présence de l'Islam par conquêtes ou simples incursions dans l'ancien Empire d'Occident.
Ceux que l'on appelait les Sarrasins, dépendaient du califat de Cordoue ; ils empiétèrent sur le royaume franc du côté de Narbonne (dès 719) et de Nîmes (qui les chassa en 752) et en Provence tout au long du IXe siècle (Nice en 813, Marseille en 838 et 848, Arles en 842 et 850). La présence des Sarrasins à Fraxinetum dura de 885 à 973 (quelque part vers Cannes ou Saint-Tropez, anticipant donc sur les yachts des milliardaires actuels...).
Les musulmans venus de la taïfa (principauté) de Dénia, incarnèrent le « jihād sur mer » (la formule est d'Ibn Khaldūn) ; ils s'implantèrent aux Baléares, conquirent la Sicile et une partie de l'Italie méridionale et de la Sardaigne. Une communication traite de la place de la Sicile dans l'ensemble aghlabide au IXe s. Une autre de la présence arabe en Campanie, provoquant en 866 la descente de Louis II jusqu'à Bari en représailles au sac de Rome, tandis que les cités marchandes comme Amalfi conservaient de bonnes relations avec les Aghlabides. Des dates ponctuent les assauts tardifs des Sarrasins : Narbonne en 1018, l'île de Lérins en 1046, Elne en 1134, Toulon mise à sac en 1178 et en 1197. Le XIIIe siècle sera plus calme pour les habitants du littoral nord à partir du moment où Jacques Ier d'Aragon reconquit Majorque (1229). La guerre de course néanmoins continua des deux côtés, prolongeant la croisade et le jihād, et comportant le rachat de prisonniers.
Les archéologues ont pu étudier l'implantation musulmane de Ruscino (près de Perpignan) au VIIIe s. Plus tardivement, est évoquée l'implantation de Morisques rejetés par Philippe III et arrivés en Provence en 1610 ; le pouvoir des Bourbons souhaita les reconduire en Barbarie, mais une partie s'intégra autour d'Hyères et de Toulon. De la même époque, des graffitis découverts dans une demeure ancienne de Toulon attestent à coup sûr la présence de marins et commerçants musulmans dans la ville à moins qu'ils n'illustrent l'hivernage de la flotte de Soliman à Toulon en 1543 quand la ville fut évacuée pour permettre l'installation des visiteurs alliés.
• La seconde partie est essentiellement tournée vers les échanges commerciaux.
L'archéologie sous-marine a pu étudier des épaves sarrasines des IX-Xe siècles, au large de Marseille, de Cannes et de Saint-Raphaël, avec probablement des indices de trafics d'esclaves, beaucoup de jarres de type dolium, d'amphores, de pichets, de lampes, de vaisselles, chargements venus d'al-Andalus, des Baléares et du Maghreb.
Les fouilles de dépotoirs domestiques gênois et ligures prouvent la diffusion de la céramique islamique du Xe au XIIIe siècles, généralement une céramique émaillée verte, sur les tables des élites, — sans compter des incrustations d'une petite mosaïque polychrome en façade de la cathédrale San Lorenzo à Gênes, sur le portail principal — avant d'être remplacées par des productions locales.
Aux XII-XIIIe s., on voit Marseille commercer avec Acre, y obtenir quelques avantages, tandis que la cité phocéenne semble accueillir entre XIIIe et XVe siècles des marchands musulmans du Maghreb et d'al-Andalus, et que des commerçants marseillais s'installent à Bougie et à Ceuta où ils disposent d'un fondouk.
Côté transfert de technologies, la présence dans un quartier de Marseille d'un type particulier de fours voisine avec l'étude de la transmission de matériel alchimique. « Les premiers textes alchimiques remontent à l'Antiquité grecque, aux premiers siècles de notre ère, mais peu ont été conservés. Le monde arabe qui s'est emparé de la discipline à partir du VIIIe siècle, lors du mouvement du traduction du grec à l'arabe — souvent via le syriaque — assimile ce savoir et le développe ; ils se transmet ensuite en Italie et en Espagne aux XII et XIIIe siècles. » Cette nouvelle science se diffuse et s'épanouit alors rapidement dans l'Occident latin notent S. Moureau et N. Thomas. On apprend ainsi l'usage de l'alambic pour la distillation et de l'aludel pour la sublimation, dessins à l'appui, d'après le Pseudo-Albert. « Être alchimiste n'est pas une profession que l'on déclare, il n'existe pas de corps constitués, pas d'écoles organisées, par d'apprentissage encadré par une réglementation normative » rappellent-ils comme pour nous convaincre que les temps ont bien changé...
Assurément plus visible est l'apport de la construction en terre crue damée ou pisé, technique qui s'est diffusée, venant de Maghreb et d'Espagne, au plus tard au cours du XIIe siècle, en s'inscrivant dans le vocabulaire par le terme tàpies (Barcelone, 1180) et autres formes proches, dérivées de l'arabe tabiya. Comme au XIIe siècle le Languedoc et la Provence sont rattachés à la maison d'Aragon, et que commence la Reconquista, il est possible que cette technique provienne d'une main-d'œuvre servile, ou de mudejares incités à émigrer des Etats rechristianisés de la Péninsule.
Quant aux techniques d'irrigation des huertas valenciennes et andalouses, plutôt que d'en célébrer l'origine romaine caractérisée par de vastes ouvrages d'art, il vaut mieux les rechercher dans les initiatives de communautés paysannes, localement encouragées par les agronomes et hydrauliciens de l'Espagne musulmane. La question a suscité un intéressant débat historiographique. « C'est bien plutôt une hydraulique de l'économie à laquelle on a affaire, où l'emploi de matériaux périssables mais renouvelables et le recours à des installations aisément reconstructibles sont systématiques. » Voilà qui est « en totale opposition avec l'hydraulique romaine » note Patrice Cressier. De l'irrigation, il est facile de passer à la culture du coton, le quṭun arabe, anciennement venu de l'Inde ; les références à cette plante se multiplient avec le XIe siècle : sa culture s'étend en Andalousie, en Sicile, sans toutefois mettre fin à l'importation de coton de Syrie et d'Iran.
• La troisième partie concerne les domaines culturels.
La diététique arabe s'est enseignée « dans les écoles de médecine dès le XIIe siècle à Salerne et Chartres tout particulièrement » note Marylin Nicoud qui inventorie la diffusion des traductions, par exemple du Canon d'Avicenne (980-1037), le Ibn Sinâ latin, traduit par Gérard de Crémone et diffusé dès le premier XIIIe s. Cela passe aussi par des ouvrages à dimension individuelle comme le régime rédigé par le médecin juif de Cordoue Maïmonide pour le fils du sultan Saladin. Le traité al-Hâwî du médecin iranien Rhazès (854-935) fait partie en 1240 des livres de médecine utilisés à la faculté de Montpellier et selon Jamel El-Hadj « Arnaud de Villeneuve (mort en 1311) représente l'exemple type du médecin qui a adopté la méthode de Rhazès » digne de confiance par sa rationalité et son sens de l'expérience.
Plusieurs chercheurs nous éclairent sur une autre diffusion, celle des plantes supposées introduites en Occident par les Arabes, et parfois déjà connues mais de façon confidentielle ou limitée ; il en est ainsi de l'abricotier pout lequel des analyses de charbon de bois attestent « une très probable culture dans le Midi dès l'époque romaine » mais l'abricotier s'est surtout imposé en Espagne, en Sicile et en Roussillon aux IX-Xe siècles. L'aubergine consommée en Chine vers les III-IVe siècles est arrivée au XIIIe siècle en Roussillon. De même l'épinard était inconnu du monde gréco-romain. Le riz, mets de luxe importé du monde romain, est cultivé en Espagne au IXe siècle et on en signale la culture en 1477 près de Perpignan où on l'importait d'Aragon sous le nom d'arroç dès 1285, pour composer du blanc-manger.
Les échanges culinaires, retracés par François Clément, réservent quelques surprises. La harissa telle qu'on la connaît aujourd'hui est évidemment postérieure à l'introduction du piment (américain) en Méditerranée vers le milieu du XVIe siècle. Le méchoui vient probablement du mode de cuisson que les Arabes du Moyen-Âge attribuaient aux Francs ! Le chorizo est une merguez (mirkās = saucisse) qui est passée dans l'Espagne chrétienne en prenant le porc comme viande, etc...
Les objets d'art islamique se sont retrouvés dans les collections princières et ainsi se retrouvent au Louvre deux bassins bien connus, l'un au nom d'Hugues IV de Lusignan, l'autre dit Baptistère de Saint Louis. Les princes se flattaient de posséder ces objets ornementés de « lettres de Damas ». Ces objets d'art ont souvent servi de cadeaux d'Etat.
La communication de Marlène Albert-Llorca est consacré aux spectacles de Moros y Cristianos encore récemment dans le Pays valencien : de nombreux villages, aux noms hérités de l'époque de l'émirat de Grenade, organisent cette festivité sur trois jours consécutifs. D'abord les entradas, défilés des deux camps. Puis l'assaut des Maures contre le château chrétien. Les vainqueurs dressaient alors un mannequin appelé Mahoma sur le château dont ils s'étaient emparés. Enfin venait la victoire sur les Maures. Et c'étaient les Maures qui avaient les plus beaux habits, comme si une nostalgie nouvelle tendait à faire oublier que l'époque franquiste avait préféré la Reconquista parmi toutes les époques passées.
Dans une contribution finale Daniel G. König survole les siècles pour considérer que si l'Europe s'est largement forgée par opposition au monde arabo-musulman, l'idée d'un choc des civilisations devrait laisser la place à une vision transculturelle.
• Héritages arabo-islamiques dans l'Europe méditerranéenne. Sous la direction de Catherine Richarte, Roland-Pierre Gayraud et Jean-Michel Poisson. Co-édition La Découverte/Inrap. 2015, 493 pages.
Liste complète des intervenants et des communications : ici.