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Paru dans la collection “La librairie du XXe siècle” cet ouvrage de Nicole Lapierre, directrice de recherche au CNRS, née en 1947, s'affirme comme un essai fondé sur l'histoire familiale. Les racines juives et polonaises, l'émigration vers la France, les patronymes conservés ou changés par les immigrés, l'antisémitisme et la mémoire de la Shoah, tels sont les principaux thèmes abordés, accompagnés de citations du poète Saint-John Perse.
Un chapitre fort pertinent est consacré au suicide, même si « les Juifs se suicident moins que les catholiques » : il est fondé sur des exemples familiaux concrets (sa mère Gilberte et sœur Francine), auxquels la socio-anthropologue ajoute le cas de quelques suicidés célèbres (W.Benjamin, S. Zweig) et les analyses contradictoires mais éclairantes d'Emile Durckheim (1897) et de Jean Améry (1976). Mais la base du livre c'est la diaspora askhénaze et la diversité des destins.
Le père de l'auteure, Israël Lipsztejn, a quitté Płock pour étudier la médecine à Paris car la Pologne tsariste restreignait par numerus clausus l'accès des juifs à certaines branches de l'enseignement. La cousine Rosa, après la révolution de 1905, avait dû fuir vers l'Angleterre. Les parents Lipsztejn restèrent eux en Pologne : veuf, Moszek le père d'Israël — qui avait été tailleur chic pour les officiers russes — disparut avec le ghetto de Łódź, et l'ingénieur Mendel son frère cadet, après avoir été dépossédé de son entreprise textile, trouva la mort dans l'insurrection de Varsovie que l'armée de Staline laissa massacrer. Plusieurs autres membres de la familles périrent dans le génocide. Les proches d'Israël Lipsztejn n'avaient donc pas émigré, considérant devant la montée de l'antisémitisme que les juifs en avaient connu d'autres... et ils revendirent un terrain acheté en Palestine. Devenu médecin, Israël qu'on appelait Elie, épousa en 1939 Gilberte Schtitser, qui était elle, non pas immigrée, mais fille de Polonais déjà installés et intégrés : ainsi n'avait-elle qu'une connaissance limitée du yiddish. Du côté de la mère de l'auteure « tous ont réussi à traverser la guerre en échappant au génocide ». Les Schtitser, installés à Paris après la révolution de 1905, étaient devenus de riches plumassiers ; à demi-ruinés par la crise de 1929 ils s'établirent comme restaurateurs à Nice où mourut la grand-mère Sarah dans une explosion de gaz propre à créer mystères et secrets de famille.
Sans entrer plus avant dans les épisodes de l'histoire familiale, qu'accompagne souvent le regret de n'avoir pas davantage interrogé parents et proches, il faut savoir qu'on lira ici de passionnantes anecdotes sur la manière dont la famille de l'auteure a traversé la Seconde Guerre mondiale, père et mère en France, oncle et tante dans l'émigration ou plutôt un refuge temporaire aux Etats-Unis. La carrière du père, naturalisé français en 1934, montre quel intérêt il avait pour la recherche scientifique avant de s'établir comme médecin généraliste dans le Mâconnais puis de revenir à Paris et s'installer comme radiologue tout en envisageant d'émigrer à nouveau vers le Venezuela, en 1941 quand arrivèrent les lois anti-juives de Vichy, ou les Etats-Unis, vers 1950.
L'auteure, qui a publié Changer de nom en 1995, raconte comment son père devint Lipstein puis Jean Lapierre à l'époque où sa fille Nicole était lycéenne. Il suivit en cela le cas le plus fréquent — masquer un nom étranger compliqué, juif ou arabe — car un tiers seulement des changements de patronymes résultent de noms malsonnants, ridicules ou scabreux. Les abandons de noms israélites peuvent se lire diversement. « Voir en eux les Juifs honteux est erroné et injuste » estime l'auteur ; ce fut souvent « un choix salvateur » et une volonté d'assimilation, même si aujourd'hui, une génération ou deux après, certains regrettent et « voudraient revenir au nom d'origine, le récupérer pour le sauver de la disparition » et céder ainsi à « un contexte d'interrogation identitaire ». Cette question du nom peut, en fait, concerner tous les immigrés, « aventureux des temps modernes », et leurs descendants. L'auteure tient à souligner combien la diversité procure la richesse et la mobilité d'une société qui, sinon, se laisserait facilement répartir dans des cases immuables, figeant chacun à sa place.
Souvenirs et réflexions concernent enfin la mémoire du génocide. Pour la génération à laquelle l'auteure appartient, ce sont les années 1980 qui ont été décisives pour découvrir les faits, pas avant. « Nos parents avaient sans doute de multiples raisons de se taire. Dont celle de s'arracher eux-mêmes à ce lourd passé. Je crois qu'ils voulaient, avant tout, nous en protéger. » C'est le moment où Nicole Lapierre a étudié le destin des juifs de Płock (Le Silence de la mémoire.1989). Par la suite la reconnaissance du génocide a gagné l'espace public, puis avec les années 2000, ce fut « la mondialisation de la Shoah » qui fait dire à l'écrivain et prix Nobel Imre Kertész qu'a été atteint « un conformisme de l'Holocauste ». C'est devenu l' « étalon du mal absolu » suscitant par réaction une regrettable onde de déploration propice à la « concurrence des victimes ». « Ce pathos, nous dit Nicole Lapierre, est fait pour susciter la contagion émotionnelle et la compassion. Or le pathétique ne donne pas les clés de compréhension du tragique de l'histoire... Il submerge et empêche plutôt de réfléchir ». Bref : une « émotion stérile ».
Histoire familiale, histoire d'une communauté, histoire générale : tout est passionnant dans ce livre de Nicole Lapierre qui se lit... comme un roman.
 
• Nicole Lapierre. Sauve qui peut la vie. Seuil, 2015, 248 pages.
 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #MONDE JUIF, #ESSAIS
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