• Si le sort de l'Algérie et les relations familiales constituaient les thèmes principaux des précédents livres de Boualem Sansal, s'y manifestait aussi, çà et là, une franche opposition au fanatisme inspiré par la religion. Dans Le Village de l'Allemand par exemple, nazisme et islamisme s'identifiaient à la même peste, qu'elle soit brune ou verte. Ici, rien de tel puisque 2084 est tout entier une fable pour servir d'arme de guerre contre l'islamisme, en même temps qu'il emprunte dans ce but la voie du pastiche de 1984 d'Orwell. La radicalisation du thème romanesque s'est donc réalisée par le biais de la science-fiction — de la dystopie en fait. Il s'agit d'un monde où s'est imposé une féroce dictature religieuse. En suivant son personnage principal, Ati, dans ses aventures et pérégrinations, Boualem Sansal explore une civilisation médiocre résultant d'une série de guerres saintes, fondée sur une religion bâtie à coups de mensonges, et encadrée de toute une panoplie d'institutions policières au service de clans privilégiés.
• Les aventures d'Ati sont réparties dans quatre livres. L'action démarre dans une ancienne forteresse au cœur d'une montagne appelée Sîn en périphérie du monde connu ; elle sert de sanatorium. Ati y termine une cure de deux années, qui s'apparente à un emprisonnement. A sa sortie son dossier porte la mention : « A surveiller ». Sur la route du retour, sa caravane rejoint celle d'un archéologue, Nas, dont la découverte va jouer un rôle moteur dans l'intrigue et changer la vie d'Ati. Au Livre II, Ati et son collègue Koa — petit-fils du mockbi Kho dont les « prêches meurtriers » étaient des cris de guerre, tel « Allons mourir pour vivre heureux » — se lancent à la découverte de ce qu'est réellement devenu leur pays. Au Livre III, nos deux héros se heurtent aux autorités de la capitale et finalement c'est Ati, seul, qui sera initié aux arcanes du pouvoir. L'organisation du livre est quasiment... pédagogique.
• Nous sommes en Abistan. A la faveur d'une série de guerres saintes et très meurtrières comme une fin du monde, il s'est instauré dans ce pays plus qu'un régime dictatorial : toute une société entièrement écrasée par la religion. Délégué sur terre du dieu Yölah, Abi est omniprésent. Avec son œil unique, il figure sur des milliers d'affiches. Il serait né en 2084, ou alors c'est la date de fondation du régime. Les historiens ne savent pas remonter plus avant car on est au pays de la « sainte ignorance » ! A Qudsabad, la capitale, au cœur de la Cité de Dieu protégée d'une imposante muraille, siège l'Abigouv avec la Grande Mockba, avec la Kïiba en forme de pyramide majestueuse où l'œil d'Abi brilla sur chaque face du pyramidion, avec les immeubles des ministères. Parmi les nombreuses institutions, celle pour qui travaille l'archéologue Nas s'appelle Ministère des Archives, des Livres Sacrés et des Mémoires saintes. La propagande dit qu'Abi est au pouvoir. Mais ce n'est pas réellement Abi qui gouverne : le pouvoir appartient à la Juste Fraternité, une assemblée de chefs de clans. Leur force réside dans diverses formations policières et dans des comités populaires : « des chaouchs armés de fouets et de kovs » — abréviation de kalachnikov se dit le lecteur puisque tout est abrégé dans la langue de ce pays ! — des comités de vigilance, des comités anti-oisiveté, etc. La population est invitée à prier neuf fois par jour à la mockba. Le livre saint, le Gkabul est la base de l'instruction. Il est rédigé en abilang : Boualem Sansal se réfère ici explicitement à 1984 d'Orwell pour l'expliquer car, dit-il page 260, l'abilang est calquée sur la novlangue de l'Angsoc de 1984 qui avait « le pouvoir d'annihiler chez le locuteur la volonté et la curiosité ». Les chefs de l'Abistan en reprirent les principes (« La guerre c'est la paix », « La liberté c'est l'esclavage », « L'ignorance c'est la force ») ils ajoutèrent trois principes de leur cru : « la mort c'est la vie », « le mensonge c'est la vérité », « la logique c'est l'absurde ». « C'est ça l'Abistan, une vraie folie. »
• En plus d'être étroitement surveillée, la population est soumise par les drogues incorporées à la nourriture, une bouillie ingurgitée cinq fois par jour... Pourtant la paix et l'harmonie ne règnent pas tant que ça. Abi et Koa en ont fait l'expérience en pénétrant dans le ghetto. Avec des poches de résistance, spontanée ou manipulée, avec une lutte incessante à de lointaines frontières à supposer qu'il en existe encore, la domination policière sur la population est d'autant plus justifiée par le pouvoir religieux que l'on peut montrer du doigt un ennemi, « Balis le Renégat » et ses séides. Balis, tel un ange déchu, est soupçonné de se cacher dans l'enfer du ghetto où des Renégats réfractaires à l'abilang se moquent du dieu et de son prophète, et blasphèment à coup de graffitis : « Bigaye est un bouffon » !
• Mais c'est de l'archéologie que vient la menace la plus sérieuse pour l'Abistan. L'archéologue Nas a rédigé un rapport qui fait grand bruit dans le groupe dirigeant. Ati a appris de Nas la découverte explosive et pour en savoir plus il va tenter de le rejoindre à son ministère. Le village découvert intact est antérieur à 2084 : les docteurs de la loi devraient donc réécrire l'histoire mensongère de l'Abistan ou alors il faudrait tout détruire. Le ghetto serait ce qui reste de l'ancienne cité d'Our qu'Abi avait dû fuir pour se cacher dans ce village et échapper aux partisans de Balis... C'est de ce village qu'Abi a lancé le Char, la première guerre sainte du Gkabul et non d'une des soixante provinces vers lesquels convergent successivement les pèlerinages selon une rotation décennale.
Sauvé par Toz et amené jusqu'au fief de ce chef de clan, Ati va découvrir les luttes de la classe dirigeante, apprendre la disparition de son ami Koa et du scientifique Nas, découvrir qu'un passé antérieur à 2084 est bien connu des dirigeants comme Toz qui dispose en son palais d'un musée consacré au vingtième siècle, le temps d'avant les guerres saintes. Dans l'une des salles de ce musée, une installation est accompagnée d'une gravure de 1924, signée et intitulée « Bistrot français : loubars à l'ancienne taquinant des femmes légères ». C'est le même Toz qui expliquera à son invité — bien plus que son prisonnier — comment l'Abistan fut créé, comment les Frères messagers créèrent une religion dégénérée sur les décombres de l'ancienne qui était respectable, lui donnant son « agressivité militariste », comment leurs successeurs inventèrent tout, le Gkabul, Abi et Yölah et construisirent la Cité de Dieu. Toz et Ati ont un point commun ; ce sont des mécréants qui tombent d'accord sur un point : « La religion c'est vraiment le remède qui tue ». Que reste-t-il dès lors à Ati sinon de repartir vers la montagne de Sîn ? L'épilogue composée d'articles de presse donnera au lecteur des indications sur la fin du roman sinon la fin de l'histoire.
• Boualem Sansal inscrit son roman dans la même veine que 1984 d'Orwell et l'affaire est plaisante. Quoique l'idéologie de Big Brother — parodie du totalitarisme soviétique de 1948 — soit remplacée par celle d'Abi alias Big Eye, on n'en finit pas de trouver des points communs, surtout dans l'usage de la langue (cf. supra), dans les techniques de surveillance (là les télécrans, ici les nadirs), et dans l'ampleur de la répression. Cependant des différences sont évidentes : d'abord, il n'y a pas l'équivalent féminin de Julia dans le roman de l'auteur algérien puisqu'il dessine un univers de domination masculine absolue. D'autre part, Ati, quand il est trahi n'est pas “retourné”, il n'est pas rééduqué. Toz lui permet au contraire de partir à la recherche de la Frontière alors que Winston Smith “mourra probablement exécuté d'une balle dans la nuque” pour reprendre la formule de Wikipedia. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu 1984 pour apprécier 2048 !
Globalement 2048 donnera satisfaction au lecteur qui s'intéresse aux dérapages du monde contemporain, à l'actualité des déviations criminelles des salafistes et de Daech. L'auteur nous pousse aussi à réfléchir à la manipulation de l'histoire, comme aux conséquences imprévues qui peuvent surgir de découvertes archéologiques. Personnellement, j'ai trouvé que la première partie a parfois l'allure d'un “tunnel” un peu long, et que les péripéties des 3è et 4è parties peuvent décevoir. Le piège dans lequel tombe Ati, le complot au sein des milieux dirigeants, les confidences que Ram et Toz lui font, auront une allure convenue pour certains amateurs de science-fiction politique ou engagée.
• Boualem Sansal. 2084. La fin du monde. Gallimard, 2015, 273 pages.