De Genève à Kaboul à bord d'une Fiat 500 entre juin 1953 et décembre 1954 : tel est le défi insensé du jeune Nicolas Bouvier. « On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Ce voyage a fait de Nicolas Bouvier le modèle de l'écrivain-voyageur.
Yougoslavie, Grèce, Turquie, Iran, Pakistan (Baloutchistan), Afghanistan... La découverte de ces pays se fait à petite vitesse : par manque d'argent, par suite des pannes récurrentes de leur voiture, par suite d'étapes volontairement prolongées, comme à Tabriz. Nicolas Bouvier et Thierry Vernet essaient de se procurer des ressources, l'un en donnant des conférences ou des articles, l'autre en exposant et vendant des peintures — il a d'ailleurs illustré cet ouvrage de saisissants dessins en noir et blanc. Mais la recette est maigre voire nulle, sauf à Téhéran. N'importe, les deux jeunes aventuriers s'efforcent de vivre aussi modestement que la plupart des gens dont ils croisent la route, des paysans pauvres et des camionneurs. Dès la traversée de l'Anatolie, ils découvrent la fraternité des chauffeurs et des mécanos qui les sauvent du pire à répétition.
Le lecteur est vite frappé de la façon dont ils approchent les gens aux usages différents. En ce temps où la grande vague de décolonisation commence à peine à soulever les empires, rien dans leur attitude n'évoque la morgue colonialiste, rien du sentiment de supériorité que les Européens avaient encore envers les autres nations, les autres cultures. Sans doute est-ce là la raison principale de la survie de ce récit parmi les incontournables de la littérature de voyage.
Des Tziganes en Yougoslavie, des mendiants riches des poésies qu'ils récitent, des Kurdes armés et enturbannés, des francophones isolés, un missionnaire débonnaire et désabusé, un ancien officier britannique devenu aubergiste à Quetta, un directeur de prison qui donne l'hospitalité d'une cellule, un grand propriétaire foncier et des nomades en Iran, un mollah dans un camion, des douaniers circonspects et qui offrent le thé, des garagistes faiseurs de miracles... c'est toute une humanité fascinante que l'usage du monde parcourt, avec un regard modeste : « Il faut savoir que du Turkestan au Caucase, on mesure le bonheur d'un coin de terre à la qualité de ses melons ».
D'innombrables anecdotes sur les mœurs, sur l'histoire, donnent au lecteur un plaisir constamment renouvelé. Pour autant, N. Bouvier n'oublie pas les somptueux paysages traversés. Les montagnes surtout l'impressionnent et les cols qu'il leur faut escalader, parfois en poussant leur monture récalcitrante. C'était bien avant le règne des 4x4. L'Afghanistan était paisible et accueillant : bref, une tout autre époque dont l'actualité se montre quand même à plusieurs reprises : l'armée soviétique avait évacué l’Azerbaïdjan iranien six ans plus tôt, le Premier ministre Mossadegh avait été renversé à Téhéran, les Kurdes s'agitaient ; nos voyageurs relèvent des avis divergents sur tous ces événements et n'imposent pas de lecture idéologique.
Nicolas Bouvier note seulement dans la population, parfois d'un air amusé, un sentiment nationaliste diffus. Il relève aussi les jalousies de voisinage. « Les Tabrizi faisaient courir sur les Kurdes toutes sortes de rumeurs malveillantes : … c'étaient des sauvages, des coupeurs de bourses, qui vendent leurs filles à bas prix, qui s'en prenaient à celles des autres, etc... » Il évoque aussi les rivalités internes de l'Afghanistan encore féodal, un pays aux « féroces guérillas montagnardes ». L'étape afghane, précisément, c'est pour Nicolas Bouvier le moment de se séparer de Thierry Vernet attendu à Ceylan.
Ce bouquin, initialement publié en 1963, reste, je le répète, un incontournable des récits de voyageurs contemporains, mais un tel voyage serait aujourd'hui impossible...
• Nicolas Bouvier. L'usage du monde. Payot, 1992, 418 pages.